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l’univers et que Spinoza appelait la tendance de l’être à persévérer dans son être. Attachement à soi, telle est la loi essentielle de la nature. Le darwinisme refuse d’admettre une volonté supérieure au pur instinct de conservation, une puissance quelconque de liberté capable de dépasser réellement les limites du moi en voulant autre chose. Dans sa physique des mœurs, il s’en tient donc à la loi de gravitation sur soi et la retrouve jusque dans les phénomènes qui semblaient le plus s’y opposer : désintéressement, bienveillance, dévoûment, moralité. De là tant d’analyses tour à tour ingénieuses et profondes, tant de précieuses applications des sciences naturelles aux sciences morales, tant de découvertes qui, si elles ne nous révèlent pas la vérité entière, nous en montrent du moins une grande partie et ébranlent à coup sûr bien des préjugés admis par l’ancienne philosophie.

La tendance essentielle de l’être se manifeste sous deux aspects en apparence contraires : l’égoïsme et la sympathie. L’instinct individuel de conservation, en s’étendant d’un individu aux autres individus avec lesquels il est en rapport, suffit à former l’instinct social de la sympathie. Nous savons que la société est un vaste organisme ; qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un membre ressente par contre-coup et par action réflexe les plaisirs ou les peines d’un autre membre ? C’est ce que l’école anglaise a parfaitement montré. Nos viscères intérieurs, pourrait-on ajouter pour éclaircir et développer sa pensée, nous sont personnels et leur unique loi est l’égoïsme, mais notre tête, que nous croyons à nous seuls, a en réalité une foule de points de contact avec tous les cerveaux de nos semblables ; la vie intellectuelle, la vie affective, la vie active de relation, sont à la fois personnelles et impersonnelles. Les mêmes courans d’idées et de sentimens généraux traversent les diverses têtes comme le courant magnétique dont parle Platon, qui aimante successivement une série d’anneaux détachés et en forme une chaîne. Les êtres qui naissent soudés l’un à l’autre, comme les frères siamois, ont des parties dont la conscience est commune et d’autres dont la conscience reste propre à chacun ; nous, membres du même corps social, nous sommes tous frères siamois par la tête et par le cœur. Mme de Sévigné disait à sa fille : « J’ai mal à votre poitrine ; » quand nous sommes choqués en commun d’une même absurdité intellectuelle ou d’une même laideur morale, nous pouvons nous dire l’un à l’autre : J’ai mal à votre cerveau. Cette sympathie fatale entre les hommes, qui s’explique physiologiquement par les lois du mouvement réflexe, s’explique psychologiquement par les lois de l’association des idées, c’est-à-dire par un mécanisme d’images. La représentation du mal et la douleur ayant été associées dans notre esprit d’une manière indissoluble, l’association a encore lieu même