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On pense bien que ce dévot, ce mystique, n’avait pas le dessein, en combattant le christianisme, de supprimer les religions positives. Il ne voulait le détruire que pour le remplacer ; sur ce terrain déblayé il entendait établir sa propre religion, qui devait y régner sans rivale. Cette seconde partie de son œuvre était pour lui la plus importante, c’est sur elle qu’il faut surtout le juger. La religion qu’il entreprend de restaurer, en apparence, c’est l’ancienne ; mais on a vu qu’il l’a tout à fait changée. Quoiqu’il prétende « qu’en toute chose il fuit la nouveauté, » sur ce tronc vieilli il a greffé beaucoup d’idées et de pratiques nouvelles. Les nombreux emprunts qu’il a faits à la doctrine de l’église sont surtout importans à signaler ; ils montrent combien le christianisme est venu à son heure, comme il répondait aux désirs et aux besoins de cette société, comme il était fait pour elle et devait y réussir, puisque Julien, qui le déteste, ne croit pouvoir lui résister qu’en l’imitant. Mais l’imitation était mal faite ; elle avait le tort de réunir des principes contraires qui ne pouvaient pas s’accorder ensemble. Dans ce mélange incohérent, aucun des deux partis ne se reconnut. Julien tentait d’introduire dans l’ancien culte ce que le nouveau avait de meilleur ; l’intention était bonne, mais valait-il la peine de supprimer une religion pour la refaire ? N’était-il pas naturel de lui laisser continuer son ouvrage, si le monde en devait tirer quelque profit, et qui pouvait mieux accomplir la tâche du christianisme que le christianisme lui-même ? Il voulait sauver d’une ruine complète ce qui restait des religions antiques, et il faut bien avouer qu’il n’avait pas tort : elles contenaient des élémens qui méritaient de vivre et qui devaient servir à constituer les sociétés modernes. Mais ces élémens, le christianisme était en train de se les assimiler ; ils s’y insinuaient, ils y pénétraient de tous les côtés, depuis qu’il était devenu moins sévère et se mêlait davantage au, monde ; ils devaient finir par se fondre avec lui, sans en altérer le caractère général. L’entreprise de Julien était donc inutile ; elle s’accomplissait ailleurs d’une autre manière et dans de meilleures conditions. Son œuvre pouvait échouer, le monde n’avait rien à y perdre.

Ce fut le dernier effort du paganisme contre son ennemi triomphant. La persécution sanglante et mutile de Dioclétien avait montré qu’il ne pouvait pas se sauver par les supplices. L’échec de Julien fit voir qu’il lui était aussi impossible de se réformer que de se défendre. Il ne lui restait plus qu’à disparaître obscurément avec ses derniers adeptes découragés.


GASTON BOISSIER.