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qu’on leur offrait et mordirent à l’hameçon de l’impie ! » Le païen Themistius, en d’autres termes, parle comme l’évêque et flétrit avec autant de force cette honteuse versatilité : « Misérables jouets des caprices de nos maîtres, c’est leur pourpre, ce n’est pas Dieu que adorons, et nous acceptons un nouveau culte avec un nouveau règne ! » Il y eut donc, au début, un grand nombre de transfuges, mais il est probable que ce n’était pas ceux auxquels l’empereur tenait le plus. Les honnêtes gens restèrent fermes, et ce furent seulement les décriés et les suspects qui vinrent en foule. Julien aurait beaucoup désiré ramener au culte des dieux le sophiste Prohærese, la gloire de l’école, qui venait de se faire chrétien ; mais il résista à toutes ses avances. En revanche, il n’eut pas de peine à gagner Hécébole, qui avait séduit Constance par son zèle bruyant contre les païens, rhéteur médiocre, au dire de Libanius, flatteur éhonté du pouvoir présent, et qu’on vit, aussitôt après la mort de Julien, se coucher à la porte d’une église, en criant aux fidèles : « Foulez-moi aux pieds comme un sel corrompu et insipide. » Il ramena aussi Thalassius, un délateur, dont le témoignage avait perdu son frère Gallus. Julien l’avait fort durement accueilli quand il vint le voir à Antioche ; mais Thalassius savait le moyen le désarmer : il se fit païen et devint tout d’un coup si zélé pour les devins et les oracles que le prince ne tarda pas à en faire son familier. C’étaient là des conquêtes faciles et dont il n’y avait pas lieu d’être fier.

Julien ne pouvait guère espérer d’attirer à lui les chefs de l’église, Il savait qu’il en était détesté, et le leur rendait bien. Jamais il ne parle d’eux qu’avec un ton de colère et de menace. « Après avoir exercé jusqu’ici leur tyrannie, dit-il, ce n’est pas assez pour eux de ne pas payer la peine de leurs crimes ; jaloux de leur ancienne domination et regrettant de ne plus pouvoir rendre la justice, écrire des testamens, s’approprier des héritages, tirer tout à eux, ils font jouer tous les ressorts de l’intrigue et poussent les peuples à se révolter. » Nous savons pourtant aujourd’hui que cet ennemi violent des évêques eut la chance d’en convertir un. C’est une histoire curieuse, que la découverte d’une lettre inédite de Julien vient de nous révéler et qui mérite d’être connue[1]. Il raconte dans cette lettre, qu’à l’époque où il fut appelé par Constance au commandement de l’armée, il passa par la Troade et s’arrêta dans la ville qu’on avait construite sur l’emplacement de l’ancien Ilion. Il demanda à voir les monumens du passé. « C’était, nous dit-il, le détour que j’employais pour visiter les temples. » L’évêque du lieu, qui

  1. Cette lettre a été trouvéee dans un manuscrit grec du British Museum, qui contient un recueil de lettres diverses. L’authenticité en est incontestable. Elle a été publiée par M. Henning, dans le Hermès de Berlin, en 1875.