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présente la lecture des auteurs païens pour les jeunes gens et demander qu’on les bannisse de nos collèges. L’édit de Julien leur donnait satisfaction, et il est probable que, loin de s’en plaindre, ils auraient été fort contens qu’on forçât les maîtres chrétiens de renoncer aux chefs-d’œuvre antiques et « d’interpréter Mathieu et Luc. » Mais on pensait autrement au IVe siècle. Quoique le christianisme fût encore dans la ferveur de sa jeunesse, l’église n’avait pas ces scrupules exagérés. Autant que la société païenne, elle tenait à l’éducation, et elle ne croyait pas qu’on pût élever quelqu’un, lui apprendre à penser et à parler sans lui faire lire ces grands écrivains qui étaient les maîtres de la parole et de la pensée. On ne renonçait pas à les étudier et à les admirer en devenant chrétien. Ils étaient le bien commun de toute la race grecque, et quand Julien voulait en faire le monopole d’un seul culte, saint Grégoire répondait fièrement à cette insolente prétention : « N’y a-t-il donc d’autre Hellène que toi ? » Cette insistance nous prouve que l’église, surtout en Orient, entrait dans une phase nouvelle. Le temps des luttes ardentes avec la société païenne allait finir. Il n’était plus question de combattre le vieux paganisme, qui était vaincu ; il fallait prendre sa place, et l’on sentait bien qu’on ne pouvait pas le remplacer sans faire un peu comme lui. Depuis qu’il était moins à craindre, on s’apercevait que tout n’était pas à répudier dans son héritage. On devient vite conservateur quand on est le maître. Au lieu de se donner la peine de créer de toutes pièces une société nouvelle, on trouvait plus sûr de ne pas détruire ce qui pouvait se garder du passé. Il s’agissait seulement d’accommoder ce qu’on gardait avec l’esprit du christianisme, ce qui ne paraissait pas impossible. Il y avait déjà des sophistes chrétiens, Prohærese à Athènes, Victorinus à Rome ; on allait avoir des poètes qui essaieraient d’appliquer les procédés de l’art antique à des sujets tirés de l’Évangile et de la Bible. On peut donc dire que, dès ce moment, commençait à se faire cette union de la sagesse grecque et de la doctrine chrétienne, ce mélange d’idées anciennes et nouvelles sur lequel repose la civilisation moderne. Il semble qu’on avait, autour de Julien, le sentiment confus que ce mélange achèverait de perdre l’ancienne religion en la rendant inutile. Aussi prétendait-il l’empêcher en chassant les maîtres chrétiens des écoles. Plus ses ennemis souhaitaient conserver, pour leurs rhéteurs ou leurs sophistes, le droit de lire et d’expliquer Homère ou Platon, plus il tenait à les en priver. Il croyait assurer par là le succès définitif de son entreprise. Les autres mesures qu’il avait prises contre les chrétiens leur nuisaient dans le présent, celle-là leur enlevait l’avenir. Ou bien leurs enfans continueraient à suivre les écoles de rhétorique et de philosophie redevenues tout à fait païennes, et ils ne