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fallait pas qu’on pût le dénaturer. Le rhéteur ou le sophiste devenu chrétien était forcé d’opposer une autre doctrine à celle des philosophes qu’il faisait lire à ses élèves, de donner un sens nouveau aux légendes racontées par les poètes et d’affaiblir par des explications ou des réserves l’impression de ces beaux récits. C’est ce que Julien ne voulait à aucun prix permettre ; c’est ce qui lui donna la pensée d’interdire à tous ceux qui avaient quitté l’ancienne religion de la Grèce de lire les poètes ou les philosophes grecs devant la jeunesse. L’édit dans lequel il le leur défendait, et que nous avons conservé, est plein d’une bienveillance hypocrite pour eux qui n’est au fond qu’une cruelle ironie. Il a l’air vraiment de prendre leurs intérêts ; il déclare qu’il veut leur rendre un grand service et mettre enfin d’accord leurs sentimens et leurs paroles. Est-il convenable que des gens qui font profession de former leurs élèves non-seulement à l’éloquence, mais à la morale, soient forcés d’expliquer devant eux des auteurs dont ils ne partagent pas les croyances et qu’ils accusent d’impiété ? « Jusqu’ici, dit-il, on avait beaucoup de raisons pour ne pas fréquenter les temples, et la crainte suspendue de toutes parts sur les têtes faisait excuser ceux qui cachaient les opinions les plus vraies au sujet des dieux. Mais puisque les dieux nous ont rendu la liberté, il est absurde d’enseigner aux hommes ce qu’on ne croit pas bon. » La tolérance doit amener avec elle la sincérité. Chacun étant libre dans ses opinions, personne ne doit plus agir ou parler contre ses croyances. Si les professeurs pensent que les grands écrivains de la Grèce se sont trompés, ils doivent cesser d’interpréter leurs ouvrages ; « autrement, puisqu’ils vivent des écrits de ces auteurs et qu’ils en tirent leurs honoraires, il faut avouer qu’ils font preuve de la plus sordide avarice et qu’ils sont prêts à tout endurer pour quelques drachmes. » Ils ont donc le choix ou de ne pas enseigner ce qu’ils croient dangereux, ou, s’ils veulent continuer leurs leçons, de commencer par se convaincre eux-mêmes qu’Hésiode et Homère, qu’ils sont chargés de faire admirer aux autres, ont dit la vérité. La conclusion de tout ce raisonnement, c’est qu’il faut qu’ils reviennent à l’ancienne religion « ou qu’ils aillent dans les églises des galiléens interpréter Mathieu et Luc. »

Cet édit, qui déplut aux païens modérés, souleva une colère violente chez les chrétiens. Ils en furent même plus irrités que de beaucoup d’autres mesures qui auraient dû, à ce qu’il semble, leur être plus désagréables. Il ne s’agissait après tout que de ces écoles où ils savaient bien que le paganisme régnait en maître, et l’on éprouve quelque surprise de les trouver si attachés à un enseignement hostile à leurs croyances. Nous avons vu de nos jours des docteurs rigoureux effrayer les âmes timides du danger que