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député, à son tour, pour son élection future, a besoin d’avoir dans son arrondissement son président, son procureur de la république, comme il a son sous-préfet, ses percepteurs, ses juges de paix, ses gardes forestiers et ses instituteurs. La république, représentée par son gouvernement et ses députés, a bien le droit d’être maîtresse chez elle, d’avoir ses juges, de leur demander avant tout la subordination, de s’assurer du bon esprit des magistrats qu’elle choisit ou qu’elle maintient en fonctions ! Au fond, voilà la question : il s’agit d’avoir une magistrature bien pensante. C’est singulier à dire : avec ces procédés de politique discrétionnaire, ces révisions par voie d’omnipotence administrative et cette manière de comprendre l’inamovibilité, sait-on qui l’on prend pour modèle ? On fait tout simplement de la république la très humble imitatrice de Napoléon, disant dans son décret de 1807 « qu’à l’avenir les provisions qui institueront les juges à vie ne leur seront délivrées qu’après cinq années d’exercice et si, à l’expiration de ce délai, sa majesté l’empereur et roi reconnaît qu’ils méritent d’être maintenus dans leurs places. » Aujourd’hui, il est vrai, on ne se réserve qu’une année pour reconnaître quels sont les magistrats qui « méritent d’être maintenus dans leurs places. » N’importe, la république de 1880 empruntant à Napoléon tantôt ses décrets de messidor, tantôt ses interprétations de inamovibilité, c’est au moins un spectacle curieux, e c’est un étrange signe du degré de libéralisme d’une certaine classe de républicains.

Ira-t-on jusqu’au bout dans cette voie de gouvernement discrétionnaire ? La proposition qui va entrer ces jours-ci en discussion, que M. le garde des sceaux paraît avoir acceptée, cette proposition sera-t-elle votée même par ta chambre des députés telle qu’elle est, et fût-elle adoptée par la seconde chambre, réussira-t-elle à triompher de la prudence du sénat ? La question reste incertaine, et il faut espérer que dans les deux assemblées il s’élèvera quelques voix de républicains modérés et libéraux pour essayer d’arrêter au passage de telles entreprises. C’est déjà une chose grave, on en conviendra, que par le seul fait de ces discussions imprudemment ouvertes et sans cesse ajournées, l’administration de la justice française se trouve, pour ainsi dire, désignée à la suspicion universelle, qu’elle reste indéfiniment dans cette position diminuée et menacée. Supposez cependant que la passion de parti qui a inspiré ces propositions pût l’emporter, quelle serait la situation ? Pendant une année, l’administration de la justice se trouverait non plus seulement sous le poids d’une menace, mais sous le coup d’une sorte d’interdit. Nous voyons bien ce que des intérêts de pouvoir, d’ambition ou de parti y gagneraient. Le gouvernement aurait le corps judiciaire tout entier dans ses mains pour les circonstances difficiles qu’il peut avoir à traverser. Les députés ne négligeraient rien pour