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en apparence du moins, aussi valables, combattus ou soutenus, guère de vérités autrefois reconnues pour telles qui n’aient été niées, et comme les meilleures causes semblent avoir pris à tâche de se discréditer elles-mêmes, un désarroi à peu près général s’en est suivi. Même chez ceux qui sont restés les plus entiers dans leurs convictions, il serait facile de découvrir bien des compromis. Ils ont à tenir compte de trop de choses pour que sur beaucoup de points ils ne se sentent pas entamés.

Par l’anarchie qui règne aujourd’hui dans son domaine, l’art reflète donc assez fidèlement l’état moral de notre société. Chez lui d’ailleurs cette uniformité qu’on croit apercevoir à certains momens de l’histoire n’a jamais été très grande, et s’il a pu s’accommoder de presque tous les régimes, c’est qu’il porte en lui-même sa propre indépendance. Les doctrines ont eu sans doute autrefois plus de cohérence, mais les hommes n’ont jamais été moins dissemblables. Dès l’origine de la peinture moderne, alors qu’on sortait à peine du formalisme hiératique et que l’expression de pensées communes comportait encore une discipline et un certain concert, le caractère individuel apparaissait déjà dans les manifestations de l’art et s’y accentuait de plus en plus. A l’époque de son épanouissement, c’est bien autre chose, et quoique contemporains et vivant aux mêmes lieux ou dans un voisinage assez proche, Raphaël et Michel-Ange, Rubens et Rembrandt, Velasquez et Murillo, entre autres, nous semblent pourtant des génies de natures fort tranchées. Sans doute il est possible de relever pour chaque âge bien des ressemblances et des analogies, et les plus grands maîtres ont dans une certaine mesure subi ces mille influences qui agissent sur nous ici-bas. Mais s’ils ont été grands, c’est que, mieux que ceux qui les entouraient, ils ont su dominer ces influences. Loin d’être, avant tout, les produits naturels et nécessaires d’un sol et d’une époque, ils sont bien plus encore un témoignage éloquent de la liberté humaine, puisque chez eux elle apparaît plus entière et se prouve par des actes plus éclatans. Leur personnalité est même si puissante qu’ils absorbent celle des autres et les écoles qui se forment autour de chacun d’eux ne sont le plus souvent que des groupemens de collaborations établis par eux et à leur propre profit. Eux manquant, ces associations éphémères, au lieu de servir l’art, n’ont été le plus souvent pour lui que des causes de décadence. Loin d’accuser les dissemblances que nous a révélées l’examen auquel nous venons de nous livrer, nous regretterions plutôt de ne pas les avoir trouvées plus profondes. On ne prend plus de mot d’ordre, il est vrai, et sans accepter de direction, chacun va de son côté à ses risques et un peu à l’aventure. Mais, malgré tout, on ne peut s’empêcher de constater dans l’ensemble un certain affaissement,