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et consumé lui aussi par la flamme d’une vie trop intense. Le costume élégant que recouvre le tablier du potier est d’un arrangement pittoresque; la pose et l’exécution s’harmonisent complètement avec la signification de l’œuvre, et les attributs heureusement disposés indiquent avec à-propos les recherches et les préoccupations multiples de cet artiste qui fut un savant et un inventeur. C’est aussi un inventeur qu’a représenté M. Lafrance. Sa statue de Sauvage a de la force et de la grandeur : peut-être son personnage pourrait-il mettre un peu moins d’ostentation à nous montrer l’hélice qui est figurée à côté de lui, mais il faut pardonner cette fierté posthume à un homme dont les découvertes furent nombreuses et le génie presque toujours méconnu. Ainsi conçu, l’hommage est en même temps une leçon.

Si tardif ou si exagéré qu’il puisse être, le sentiment qui pousse les villes ou les nations à glorifier leurs enfants illustres est toujours du moins un sentiment respectable. Mais il est parfois bien difficile à un artiste de s’intéresser à ces célébrités locales, et l’indifférence qu’elles lui causent le plus souvent, condamne par avance son œuvre à la banalité. La ville de New-York peut s’applaudir du choix qu’elle a fait d’un de ses enfans, M. Saint-Gaudens, pour la statue qu’elle voulait élever à l’amiral Farragut : elle aura droit désormais d’être doublement fière, du modèle et du sculpteur. Un artiste américain n’avait pas à chercher le sens d’un tel hommage; en s’y associant lui-même, il était assuré de donner à son travail le caractère qu’il réclamait. C’est bien là le marin, avec son costume simple et correct, la redingote boutonnée, les pans flottans au vent, l’aplomb du corps franchement pris, les jambes un peu écartées, comme il convient sur un sol mouvant. C’est bien là surtout le chef ayant conscience de sa responsabilité, investi de ce pouvoir suprême qui confie à son intelligence et à sa droiture la vie de tant d’hommes et l’honneur de son pays; la bouche, le front, le regard, tous les traits montrent bien la gravité, le sang-froid et la fermeté morale qui font la dignité du commandement. Mais ici il y a plus encore, et dans cet homme de mer et cet amiral vous découvrez le caractère particulier d’une race, la volonté tenace, clairvoyante, et, avec l’expérience de la vie, cette initiative et cette hardiesse de conceptions qui est propre aux Américains et dont Farragut a été un vivant exemple. L’exécution simple et large manifeste tous ces traits, et atteste que M. Saint-Gaudens était digne de cette œuvre puisque, pour sa part aussi, avec le bénéfice de l’enseignement qu’il a reçu à notre école, il a su, dans l’exercice d’un art assez nouveau pour sa nation, conserver des qualités natives de force et de spontanéité qui ne pouvaient trouver un meilleur emploi.