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dans ses inflexions sobres la ligne de corps se suit bien, d’un même jet, et l’ensemble a ce cachet de force, de grâce et de distinction que M. Chapu sait imprimer à tous ses ouvrages.

Dans ces hommages rendus à la mémoire des hommes qui ont laissé leur trace ici-bas, la part de liberté laissée au statuaire est souvent bien restreinte. Parfois même il semble que tout se tourne contre lui pour l’enchaîner et lui imposer les conditions les moins conciliables avec l’essence même de son art. Une statue consacrée à M. Thiers présentait, plus qu’aucune autre, de telles difficultés. Dans une œuvre justement admirée, M. Bonnat avait bien pu peindre M. Thiers; mais le parti adopté par l’artiste devait s’offrir naturellement à son esprit. En évitant de montrer le corps tout entier, il trouvait même dans la simplicité et la couleur effacée du costume ce bénéfice de concentrer la lumière sur le visage et d’y appeler tout l’intérêt. Ces sacrifices et ces utiles dissimulations n’étaient point permises au sculpteur. A raison même de l’emplacement que sa statue devait occuper dans une galerie peu spacieuse, celui-ci était de plus condamné à nous représenter M. Thiers avec sa taille réelle, ses proportions vraies, le corps emprisonné dans l’étroit vêtement qui lui était habituel, avec les petites jambes qui le supportaient, avec les lunettes elles-mêmes sans lesquelles la ressemblance n’existait plus. Il n’y avait pas à tricher avec tout cela. Le dilemme était inévitable : ou ne pas adopter un tel programme, et alors ce n’était plus le type connu et consacré, ce n’était plus Monsieur Thiers, ou, si on l’adoptait, la donnée, il faut bien le reconnaître, était peu sculpturale. Si un artiste devait comprendre toutes les difficultés d’une pareille tâche, c’était assurément M. Guillaume; peut-être, en l’acceptant, était-il le seul aussi qui pût y mettre ce qu’il fallait de tact et de talent. Il a choisi dans M. Thiers l’homme public, et il l’a pris au point culminant de sa carrière, au moment où, appuyé à cette tribune qui était sa seule force, il allait recevoir, comme le suprême honneur de sa vie, le vote par lequel l’assemblée nationale déclarait qu’il avait bien mérité de la patrie. M. Guillaume a d’ailleurs respecté complètement le type de son modèle et son costume; il ne pouvait avoir idée de transfigurer M. Thiers. Mais, sans rien dissimuler du corps, il s’est efforcé, par une franche affirmation des lignes verticales, de faire monter nos regards vers le sommet, de les attirer sur le visage, auquel il a su, avec une ressemblance indéniable, donner cette expression d’énergie, d’intelligence et de tranquillité morale de l’homme qui, ayant pour lui sa conscience, attend avec calme le jugement de la postérité. Le geste de la main, l’attitude tout entière, confirment ces sentimens et communiquent à toute la personne le reflet d’une force supérieure à ce corps chétif. Par son