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mêmes de la constitution britannique, Jeremy Bentham proclamait que les lois et les institutions ne se justifient que par l’utilité. Ce fut d’abord comme une explosion au milieu d’une société fondée sur le monopole et le privilège. Le monde officiel de l’époque n’eut pas assez d’indignation pour foudroyer les deux réformateurs. « Ce sont de dangereuses doctrines, » s’écriait l’attorney-général, Alexandre Wedderburn. Bentham n’était pas plus radical qu’il ne convient : «Dans une société telle que je la conçois, répondit-il, il y aurait un attorney-général, et rien n’empêcherait qu’un Wedderburn fût revêtu de cette haute dignité ; mais il n’aurait point comme conséquence un traitement de 15,000 livres par an ; il ne disposerait pas en outre de 500 sinécures sous forme de bénéfices ecclésiastiques ou autres. » Adam Smith et Bentham gardaient la mesure. Aussi, malgré les protestations intéressées de ceux que leurs doctrines menaçaient, les idées nouvelles eurent-elles bientôt des partisans jusque sur les bancs du gouvernement. Pitt s’en inspira de façon évidente dans le traité de commerce qu’il négocia avec la France, dans le projet de réforme parlementaire auquel il promit son appui. Les plus gros abus que recelaient les institutions de la Grande-Bretagne allaient sans doute disparaître par degrés, lorsque la révolution française éclata. Épouvantés du désordre dont Paris leur donnait le spectacle, les plus libéraux ne songèrent plus qu’à enrayer le mouvement qu’ils avaient favorisé de leurs vœux au début. La guerre qui survint parut justifier toutes les compressions. Lorsque les esprits sages furent revenus de cette panique, ce fut par la littérature que se manifesta tout d’abord le réveil des opinions.

Le beau temps de la littérature anglaise est une période de cent cinquante ans environ qui va du règne d’Elisabeth à celui de la reine Anne, de Shakspeare à Dryden. Bien que des poètes élégans, des prosateurs distingués apparaissent encore par la suite, l’imagination décline ; le raisonnement philosophique, les recherches scientifiques, la critique historique, occupent le plus grand nombre des écrivains. Cette transformation devient encore plus manifeste à mesure que la révolution française se rapproche. De grands inventeurs se révèlent : Hutton, Priestley, Cavendish, Hunter, créent des sciences qui n’existaient pour ainsi dire pas avant eux ; s’il y a encore des poètes, ils écrivent sous l’influence des événemens du jour. Walter Scott, qui est avant tout un archéologue, n’y échappe pas tout à fait cependant ses romans sont presque tous des légendes écossaises ; mais Southey, Wordsworth, Coleridge, sont tour à tour libéraux ou autoritaires suivant le goût du jour. Par jalousie de toute gloire rivale de la sienne, Byron conspue les hommes politiques que leur rang désigne à l’attention publique. Cette préoccupation des idées courantes