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l’humanité, car ceci ne regardait que lui, — mais un idéal quelconque dont il eût le culte et l’amour. Il aimait l’art, dira-t-on, et je répète : Qu’est-ce qu’aimer l’art sans aimer l’homme?


Là-bas, à Yonville, dans sa mansarde, Binet, le percepteur, tourne encore, tourne toujours, tourne avec rage. De son outil s’échappe une poussière blonde qui s’envole dans un rayon de soleil. Il y en a qui aiment autour de lui, il y en a qui viennent, il y en a qui disparaissent, il y en a qui pleurent, il y en a qui meurent. Lui, Binet, tourne toujours, et fabrique « des ronds de serviette, dont il encombre sa maison avec la jalousie d’un artiste et l’égoïsme d’un bourgeois. » Il y eut de cet artiste et de ce bourgeois dans Flaubert. L’artiste a fait Salammbô, la Tentation de saint Antoine, Hérodias, — autant d’œuvres manquées. Le bourgeois a écrit un Cœur simple, l’Éducation sentimentale, le Candidat et le Château des cœurs, — autant d’œuvres manquées encore. Pourtant, comme l’artiste était très habile et même consommé dans la pratique de son art, on trouve profit encore à lire Salammbô. Comme le bourgeois était très consciencieux et qu’il savait bien son métier, on peut trouver plaisir à lire l’Éducation sentimentale. Disons-le sans marchander : c’est là déjà quelque chose et c’est même beaucoup. Il est d’ailleurs un troisième Flaubert, le seul et le vrai Flaubert : c’est l’auteur de Madame Bovary, et il restera l’auteur de Madame Bovary.

J’en connais de plus misérables.


FERDINAND BRUNETIERE.