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pas la gradation des sentimens, — Je fantastique et beau chapitre qui porte le titre de : Hamilcar Barca. Malgré tout, Salammbô n’en est pas moins dans son ensemble une œuvre manquée. Nous avons vu dans Madame Bovary ce que peut dans une œuvre la rencontre heureuse d’un sujet et des meilleurs moyens qui peuvent servira le traiter. Salammbô nous est un remarquable exemple de ce que peut, au contraire, la disproportion ou plus exactement la disconvenance du sujet et des moyens.

Nous en dirons autant de l’Éducation sentimentale. Ici non plus Flaubert n’a pas trouvé la forme qui convenait à son sujet. Mais il y a autre chose encore, et quelque chose de plus grave, ce qu’il y a de plus grave peut-être pour un romancier, parce qu’il n’y a rien qui stérilise plus sûrement l’imagination. Nous avons noté, de ci, de là, cette haine du « bourgeois, » qui caractérise Flaubert. « Les uns voient bleu, dit-il quelque part, les autres voient noir; la multitude voit bête. » C’est sa devise. Je n’ai pas besoin d’en faire longuement ressortir la fausseté. La multitude ne voit pas « bête, » elle voit « banal, » ce qui ne vaut pas mieux si vous voulez, mais ce qui n’est pas moins très différent. Quand le mauvais destin du romancier misanthrope l’oblige à traverser la rue, « il se sent écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur. » Il est curieux seulement qu’il ne s’aperçoive pas qu’il a contracté lui-même quelques-uns des ridicules ou tout au moins quelques-unes des façons de parler bourgeoises qui semblent l’exaspérer si vivement chez les autres. Quand il esquisse le portrait du percepteur Binet « qui possédait » une si belle écriture, ne vous semble-t-il pas entendre ce début d’un roman de Balzac : «En 1792, la bourgeoisie d’Issoudun jouissait d’un médecin nommé Rouget? » Et quand il nous peint ailleurs ces gentilshommes habitués au maniement des chevaux de race et à ce qu’il appelle la société des femmes perdues, est-ce que cette expression banale ne trahit pas le bourgeois qui persiste, en dépit qu’il en ait, chez cet artiste farouche? Mais lorsque, — parlant toujours en son nom personnel, — il nous dit que « le sieur Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude, » ô Muse du naturalisme! est-ce Flaubert qui parle ou si c’est M. Prudhomme?

Il y a plus et il y a pis. Si vous détachez en effet ces plaisanteries elles-mêmes des personnages auxquels elles ne sont pas toujours très habilement incorporées, je pense que vous les avez trouvées pour la plupart assez lourdes. Il n’est pas de journaliste ou de vaudevilliste qui n’en rencontre d’aussi bonnes ou de meilleures. L’inoffensif bonhomme par exemple « qui se fait habiller par le tailleur de l’École