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lui-même ce qu’il veut dire. Évidemment ses procédés sont matérialistes. Ils ne peuvent pas le conduire au-delà de cette région vague où le sentiment est encore engagé dans la sensation, où la volonté se confond avec le désir. Tout un monde lui demeure fermé.

Mais justement, par une de ces bonnes fortunes assez fréquentes dans l’histoire de la littérature et de l’art, il se trouvait que, pour écrire Madame Bovary, toutes les qualités qui lui manquaient, eussent été de surcroît. Son héroïne était tout embarrassée dans les liens de la chair, et tous ses sentimens se résolvaient en sensations. Elle-même ne voyait clair en elle qu’autant qu’elle pouvait ramener ses rêves à des impressions antérieurement reçues. « Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient les bras enlacés, sans parler. Souvent du haut d’une montagne, ils apercevaient quelque cité splendide, avec des dômes, des ponts, des navires… » Ce n’est pas Flaubert qui compose le tableau, mais ce n’est pas non plus Mme Bovary. Cet attelage qui l’emporte, c’est un ressouvenir des romans qu’elle a lus, où les héros « crevaient des chevaux à toutes les pages ; » ces amans enlacés, ils lui reviennent aux yeux du fond des keepsakes qu’elle feuilletait au couvent, où l’on voyait « un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille ; » et ces cités splendides, n’est-ce pas encore dans quelque album d’images ou dans quelque romanesque description qu’elle en a eu la vision première ? Elle a la mémoire des sens. Ce sont ses yeux qui se souviennent, et les parties du tableau ne s’associent ensemble qu’autant qu’elles lui rappellent quelque chose de matériellement éprouvé. Vous pouvez maintenant ne pas aimer le personnage : vous ne pouvez pas contester que les procédés de Flaubert conviennent admirablement à le peindre. Allons plus loin : on ne pouvait le peindre qu’avec ses procédés.

Il nous reste à montrer pourquoi Flaubert n’a rencontré qu’une Mme Bovary. On nous a raconté qu’il n’aimait guère à s’entendre appeler toujours l’auteur de Madame Bovary. Aurait-il voulu par hasard qu’on le saluât l’auteur de la Tentation de saint Antoine, ou peut-être du Candidat ? Ce n’est pas qu’on ne conçoive aisément l’espèce d’impatience et d’irritation. Cependant il demeurera l’auteur de Madame Bovary, comme d’autres avant lui sont demeurés pour nous l’auteur de Manon Lescaut ou l’auteur de Paul et Virginie. Qui de nous s’inquiète aujourd’hui, même de la Chaumière indienne, ou de… je voudrais nommer ici quelque roman de l’abbé Prévost et voilà qu’il ne m’en revient même pas le titre sous la plume. Ainsi de Flaubert. On en est quitte ordinairement pour dire que la même inspiration n’a pas deux fois visité l’écrivain ; en