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se dissout tout entière dans cette atmosphère nouvelle et pourtant qu’elle reconnaît si bien; tandis que ses yeux vont et reviennent d’eux-mêmes, au haut bout de la table, sur ce vieillard à lèvres pendantes « qui avait vécu à la cour et couché dans le lit des reines! » Il n’y a rien là sans doute qui rende, comme on dit, le personnage sympathique : il y a quelque chose incontestablement qui le relève de son fond de vulgarité. Cette finesse des sens et cette acuité des impressions ne sont après tout, dans aucun milieu, si communes, et vous êtes en présence de ce que le roman, de quelque nom d’école qu’on le nomme, idéaliste ou naturaliste, vous offre si rarement; vous êtes en présence non pas d’une exception, mais d’une espèce, et d’un cas psychologique.

Ramassons tous ces traits maintenant, et d’ici, de ce centre de perspective, considérons comme en avant, comme en arrière, tout s’unit, tout s’entr’aide et tout conspire pour achever, — je ne veux pas dire la beauté, — mais la perfection de l’œuvre. Le tempérament, le milieu, les circonstances et cette espèce enfin de volonté molle qui n’est que l’indulgence de la rêverie pour ses propres égaremens, l’acquiescement du désir aux moyens de se satisfaire, tout ensemble la pousse vers « ces joies de l’amour » et la jette à plein corps dans cette « fièvre de bonheur » qu’elle avait si longtemps appelée. C’est le point culminant du drame. Voici de quel trait le poète l’a marqué : «Jamais Mme Bovary ne fut plus belle qu’à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l’expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l’avaient par gradations développée et elle s’épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. » Pesez ces deux phrases : elles sont tout le roman, tout Flaubert, tout le système, toute l’école, tout le naturalisme. Les convoitises de Mme Bovary, vous savez quelle en était l’ardeur; ses chagrins, si futile ou même inavouable qu’en pût être la cause, vous savez à quel morne désespoir ils l’avaient insensiblement réduite; l’expérience du plaisir, vous savez de quelle fougue elle s’y était précipitée. Elle est là, devant vous, dans la plénitude de sa nature. Et devant vous aussi vous avez la manière de l’artiste. Il a considéré la plante humaine dans son germe; il l’a vue qui sortait de terre, qui se faisait un aliment, dans la lutte pour la vie, de tout ce que les circonstances mettaient successivement à sa portée, puis qui grandissait et verdissait sous la rosée des chagrins comme la fleur sous la pluie bienfaisante, qui s’assurait de sa force au souffle des orages et qui,