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d’artiste pour le « bourgeois, » c’est ce que Flaubert n’a pas fait deux fois, c’est ce qu’il a fait dans Madame Bovary, c’est ce qu’on n’avait pas fait avant Madame Bovary.

Par surcroît, il s’est trouvé que ce milieu documentaire — nature, bêtes et gens, — était le vrai milieu, disons le seul milieu dans lequel pût vivre ou plutôt se façonner et se laisser comme pétrir aux circonstances une femme telle qu’Emma Bovary. Essayez, en effet, de changer Emma Bovary de son milieu. Modifiez un seul des élémens qui forment son atmosphère physique et morale ; supprimez un seul des menus faits dont elle subit la réaction, sans le savoir elle-même ; transformez un seul des personnages dont l’influence inaperçue domine ses résolutions; — vous avez changé tout le roman. Flaubert se faisait illusion quand il prétendait qu’il n’y avait pas dans Salammbô « une description isolée et gratuite, » qui n’eût sa raison d’être, et qui ne « servît au personnage. « Il pouvait le dire de Madame Bovary. Supposez un instant qu’Emma Rouault ne fût pas née dans la ferme paternelle, que dès la première enfance elle n’eût pas connu la campagne, « le bêlement des troupeaux, les laitages et les charrues; » l’éducation de son couvent n’aurait pas fait naître au dedans d’elle cette soif de l’aventure. Moins habituée aux « aspects calmes, » elle ne se serait pas tournée vers les « accidentés. » Supposez encore qu’elle n’eût pas rencontré pour mari ce lourdaud de Bovary « qui portait un couteau dans sa poche comme un paysan, » ou encore, en tout temps, «de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis épais, obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tendue comme par un pied de bois. » Peut-être ne reconnaissez-vous pas l’utilité de cette description déplaisante ? C’est que vous n’avez pas réfléchi, comme d’une personne que l’on déteste ou que l’on commence à détester, — surtout sans en avoir des raisons qui soient bonnes, — toutes choses nous deviennent odieuses, comme alors notre attention se fixe et revient obstinément sur un détail de sa conversation ou de son costume, comme son chapeau, sa cravate, ou ses bottes, nous deviennent irritans à voir. Supposez toujours qu’à Yonville, elle ait rencontré quelque appui dans ses défaillances, quelque secours dans sa détresse, une autre compagne que cette excellente Mme Homais, « la meilleure épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses enfans, son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux maux d’autrui,.. mais si lente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d’un aspect si commun et d’une conversation si restreinte,» ou bien encore un autre consolateur, un autre guide que le curé Bournisien, avec « sa face rubiconde, » son « ton paterne, » et son « rire opaque, »