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Nous avons vu plus haut que cette supposition est inadmissible. Le Mont-Genèvre reste donc le dernier, victorieux sur l’arène, et cela non-seulement d’une manière négative, par l’élimination de tous les autres, mais encore parce qu’il se prête le mieux à l’ensemble des données historiques, soit avant, soit après le passage des Alpes, et qu’il fait arriver Hannibal en Italie précisément comme il y est certainement arrivé.

Il faut bien se garder d’accorder une confiance implicite aux traditions locales. L’expédition d’Hannibal frappa tellement les imaginations que tous les cols, ou à peu près, de la grande chaîne furent considérés comme ayant eu l’honneur de lui livrer passage. Cela est d’autant plus remarquable que les mêmes traditions ont perdu le souvenir des opérations de César, de Pompée, de Charlemagne et de bien d’autres. Nous avons vu qu’il en était à peu près de même aux Pyrénées. L’amour-propre local, la promptitude de quelques antiquaires à conclure ont été mainte fois perfides. Ainsi on a trouvé au Grand Saint-Bernard des médailles à l’effigie de Didon : Voilà, s’est-on écrié, une preuve parlante du passage d’Hannibal ! Mais ces médailles ne sont ni du temps d’Hannibal, ni même carthaginoises. On a déterré des ossemens d’éléphans dans certaines vallées ; il n’en a pas fallu davantage pour affirmer que l’armée d’Hannibal avait laissé par là des cadavres d’éléphans, et on le soutiendrait peut-être encore s’il n’avait été démontré que ces ossemens appartiennent à des pachydermes préhistoriques, à l’elephas primigenius ou à l’elephas meridionalis, qui n’étaient certainement pas représentés au IIIe siècle avant notre ère. Il y a par douzaines des cercles d’Hannibal des tables, des portes, des pertuis, des percées d’Hannibal, et l’intérêt comme la vanité des petites localités alpestres, fréquentées par les touristes, trouvent leur compte à accentuer toujours plus devant les voyageurs la valeur de ces traditions complaisantes. Il convient de ne pas s’y arrêter. N’a-t-on pas cherché à construire des systèmes tout entiers sur la détermination du point culminant d’où Hannibal aurait, selon Tite Live, montré à ses soldats l’Italie se déroulant à leurs pieds et la direction précise de Rome pour les encourager à se précipiter sur cette proie tentante ! Comme si de pareilles démonstrations d’un général s’adressant à ses troupes ne devaient pas toujours s’entendre dans un sens figuré ! comme si, en pareille circonstance, les yeux de l’esprit n’étaient pas infiniment plus perçans que ceux du corps !

Il faut aussi renoncer à chercher des indications précises dans les descriptions topographiques des historiens, qui nous parlent tantôt de « régions semées d’obstacles, » tantôt « d’escarpemens, » ou de