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son chef-d’œuvre peut-être, à côté des grands romans de sa première jeunesse ! Cependant, d’autre part, la question du réalisme se posait dans le roman comme dans la peinture. Ils étaient quelques-uns qui croyaient être en train de partager l’héritage de Balzac, l’auteur des Scènes de la vie de Bohême, l’auteur des Bourgeois de Molinchart, quelques autres encore. Le moyen, toutefois, pour lassé qu’on fût des exagérations romantiques, le moyen d’accepter ce réalisme vulgaire? Non, certes, on ne voulait plus de ces héros trop extraordinaires, suspendus comme entre ciel et terre, en dehors du temps et de l’espace, sous une lumière artificielle, au milieu d’un décor d’opéra, dans un monde où les événemens s’enchaînaient, non plus même, depuis longtemps, sous la loi d’un effet dramatique à produire, mais au gré du libre caprice et de l’extravagante fantaisie de Balzac lui-même, d’Eugène Sue, de Frédéric Soulié. Mais on ne voulait pas non plus de ce réalisme dénué d’invention, de sentiment, de passion même... et de réalité tout particulièrement. « Quoi! s’écriait George Sand, vous voudriez faire passer toutes les individualités sous la toise? vous déclarez qu’on ne peut pas peindre qu’avec un seul ton? vous dressez un vocabulaire, et on est hors du vrai si on n’élague pas des langues tout ce que le génie et la passion des races humaines y ont apporté de nuances fortes et brillantes? » On attendait donc quelque chose : ce fut Madame Bovary qui parut. Nous n’avons pas à rappeler les critiques très vives qui presque de toutes parts accueillirent le livre. Quelques-unes tombaient juste : on peut dire aujourd’hui que la plupart faisaient fausse route. Nous n’avons pas à rappeler non plus l’aventure du procureur ou substitut qui prétendit faire décréter l’auteur d’outrage aux mœurs et d’insulte aux autels. Flaubert en a tiré la plus cruelle vengeance en imprimant ce mémorable réquisitoire à la suite de Madame Bovary. Ce qui est certain, ce dont on peut se rendre compte aujourd’hui très clairement, c’est que Madame Bovary contenait, dans une mesure savante, ce qu’il eût été dommage de laisser perdre du romantisme et ce qu’il eût été dommage aussi de ne pas donner de satisfaction aux exigences du réalisme. On a dit avec raison que ce qu’il y avait de légitime dans le réalisme, en peinture, c’était une « intelligence plus saine des lois du coloris ; » on peut dire également que ce qu’il y avait de légitime dans le réalisme, en littérature, c’était une intelligence plus saine des lois de la représentation de la vie. S’il est vrai qu’il y ait eu, depuis vingt-cinq ans environ, un effort constant de la littérature d’imagination, — et de la poésie même, — pour mouler plus étroitement l’invention littéraire sur le vif de la réalité, c’est à Madame Bovary qu’il faut faire, pour une large part, remonter l’origine de ce mouvement.