Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/845

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien défini, car vous voyez bien que toute la valeur de la description sera dans le trait final, dans cette touche imperceptible, — ces gouttes d’eau qui tombent sur la moire tendue, le cri des corbeaux qui s’envolent dans les chênes, le bruit de cette pêche qui se détache de l’espalier, — et il n’est pas plus de règles pour trouver ce trait final ou pour rencontrer le bonheur de cette touche qu’il n’en est pour devenir artiste quand on ne l’est pas.

Si je multipliais les citations, vous découvririez ce que vous avez aussi bien peut-être déjà découvert : c’est que ce trait final est toujours habilement choisi pour donner de la rondeur et du nombre à la phrase. C’est encore ici l’un des liens par où Flaubert se rattache à l’école de Chateaubriand. Je ne crois pas qu’il soit bon de pousser à l’excès cette recherche de l’harmonie de la période. La prose musicale n’est pas un genre moins faux, ni par conséquent moins nuisible à la langue que la prose prétendue pittoresque. Il n’est pas bon, sous prétexte de peindre, de disloquer la phrase; il n’est pas bon non plus de l’arrondir pour ainsi dire trop en rond, sous prétexte de charmer l’oreille. Cependant, s’il est difficile de comprendre ce que l’on veut signifier quand on nous parle de la « couleur » des mots, il n’est pas douteux que les mots aient un « son. » De la rencontre de certaines syllabes il résulte parfois d’épouvantables cacophonies; on peut donc se proposer d’en associer certaines autres en vue de produire des effets d’harmonie. Et puis, ce qui tranche la question, c’est qu’il n’est pas dans notre histoire littéraire un grand style qui soit dépourvu de cette qualité, depuis le style de Bossuet, en passant par celui de Buffon, jusqu’au style de Chateaubriand. C’est mieux que de la rhétorique, c’est une partie de l’éloquence, et Flaubert l’avait, incontestablement.

Voilà beaucoup de qualités, sans doute, et voilà surtout des procédés qui témoignent d’une rare fécondité d’invention dans la forme. Il ne faut pas dire : C’est peu de chose, ou ce n’est rien; je vous assure que c’est beaucoup. Si vous voulez vous en convaincre, prenez le premier roman qui vous tombera sous la main, négligez un instant tout le reste, n’en lisez qu’une seule page, mais éprouvez-y consciencieusement la qualité de la langue, interrogez la construction de la phrase, examinez un peu comme les mots agissent et réagissent les uns sur les autres, et vous serez étonné de voir dans quel moule banal, dans quelles formes usées, dans quelles matrices vulgaires toute cette matière est coulée confusément, au hasard de la rencontre et selon le caprice de la circonstance. Il ne manque pas, dit-on, parmi nous, de gens habiles! Habiles à l’imitation, si vous y tenez, quoiqu’encore il y eût beaucoup à dire! Mais habiles à la création! capables de renouveler les procédés