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et comme on est tenté de jeter là le volume avant que d’avoir abordé le roman! Au contraire, grâce à ce procédé, vous pouvez insérer désormais chaque détail, si reculé qu’il soit dans les profondeurs du passé, précisément à la place qu’il occupera le mieux et juste au moment que le lecteur attentif en pressentait l’utilité prochaine.

Il ne faut pas se dissimuler que le danger soit grand. Comme, en effet, au travail ordinaire de concentration et de raccourci, c’est un travail de dispersion des parties que l’on a substitué, il devient très difficile au romancier de se reconnaître lui-même et de se retrouver au milieu de cette diffusion des détails caractéristiques. L’intrigue, à chaque pas, est en danger non-seulement de se ralentir, mais de rompre et de s’égrener tout entière. Entre autres défauts, il n’en est pas qui contribue davantage à rendre la lecture de l’Éducation sentimentale absolument insupportable. Tel quel cependant, le procédé ne laisse pas d’avoir sa valeur et, puisqu’il n’est contradictoire à aucune des grandes lois de l’art, c’est assez. Ajouterai-je qu’il doit répondre à quelque secrète exigence du genre romanesque et qu’il n’est peut-être pas en somme aussi révolutionnaire qu’il en a l’air d’abord? N’était-ce pas pour répondre à cette même exigence que l’on employait autrefois si souvent la forme du roman par lettres, ou du journal? pour pouvoir incorporera l’histoire du présent le souvenir du passé, pour disposer à volonté des formes interrogatives ou personnelles? « Te souviens-tu qu’un jour ?.. Vous rappelez-vous qu’un soir?.. Je n’oublierai jamais qu’il y a vingt ans,., etc.! » Il me paraît que le procédé naturaliste, puisque naturalisme il y a, comporte après tout plus de prestesse et de légèreté de main que l’ancien procédé du roman par lettres ou par fragmens de journal intime. Savez-vous, en effet, le grand inconvénient ou, pour mieux dire, l’infériorité presque inévitable du roman par lettres ? Ce n’est pas seulement qu’il est plus long et plus traînant, c’est qu’on ne voit guère qu’il y ait moyen d’en faire une œuvre impersonnelle, d’où le romancier disparaisse et s’efface complètement derrière ses personnages. Il reste toujours quelque chose de l’auteur et de « l’arrangeur » visiblement engagé dans la disposition de l’intrigue. C’est ce qu’on peut éviter en reprenant, élargissant, et assouplissant la manière de Flaubert. On sait avec quel succès et quels applaudissemens deux fois déjà l’a fait, dans le Nabab et dans les Rois en exil, M. Alphonse Daudet.

Après la phrase et le paragraphe, il reste à construire les grandes scènes et poser les ensembles. Est-ce encore un procédé dont on puisse reporter l’honneur à son habileté de main que l’art avec lequel Flaubert a traité quelquefois les ensembles? Qui n’a conservé dans la mémoire ce dîner, ce bal et ce souper au château de la