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le cri demeuré célèbre : Ah! voilà de la pervenche ! De la pervenche ! c’est-à-dire le cortège de souvenirs et d’émotions oubliées que cette fleurette aperçue ressuscite en sa mémoire, et la source des joies auxquelles un hasard d’autrefois associa ce brin d’herbe qui tout à coup se renouvelle en lui ! Développez le contenu de cette exclamation, prolongez la confession, mettez de l’ordre dans la confusion lointaine de ces réminiscences, vous avez le procédé dont nous parlons.

Il semble qu’il puisse servir à deux choses très utilement. C’est un moyen précieux de noter ces réactions qui vont de la nature à l’homme et de l’homme à la nature ; de fondre et de confondre ensemble l’histoire de l’être humain et l’histoire du milieu où les circonstances l’ont placé. Certains coins de paysage n’éveillent-ils pas plus particulièrement de certaines émotions ? Entre de certains sons et de certains souvenirs n’y a-t-il pas des associations fatales ou, comme disent les Allemands, des affinités électives? « On était au commencement d’avril... la vapeur du soir passait à travers les peupliers sans feuilles... au loin des bestiaux marchaient, on n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissemens, et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique... À ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. » Ici, vous le voyez, la pensée s’enveloppe et, pour ainsi dire, s’estompe elle-même de cette « vapeur du soir » qui flotte là-bas entre les peupliers; elle se laisse bercer à la «lamentation pacifique» de la cloche de l’église; et c’est ce « tintement répété » de l’Angelus qui la ramène avec obstination vers les images du couvent de sa jeunesse.

En second lieu, le procédé permet au romancier d’entrer dès le début du roman dans le vif du récit, in medias res, notez ceci, selon le précepte classique, et de supprimer, pour peu qu’il soit habile, toutes longueurs d’exposition. L’histoire passée des personnages qu’on met en scène peut ainsi n’être racontée qu’autant qu’elle sert d’explication à leur histoire actuelle. Elle n’est plus comme séparée d’eux et mise tout entière en avant d’une action qui n’est pas encore engagée, mais qui suivra tout à l’heure. Reportez-vous à Balzac et prenez pour exemple l’un de ses bons romans, le Père Goriot, si vous voulez. Balzac aura besoin sans doute, au cours de son récit, de toutes les indications accumulées dans cette longue description par laquelle s’ouvre le livre. Je me plais au moins à le croire, quoique, à dire le vrai, je ne le voie pas très clairement. Mais comme cette forme d’exposition est lourde! et, parce que nous ne soupçonnons pas d’abord à quoi pourront bien être utiles tous les traits de cette description, comme elle nous parait longue et fastidieuse!