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quand on y porte la main. » On tire de là des effets très curieux qui précisent, par une comparaison toute particulière, ce qu’il y a d’un peu vague et d’un peu général quelquefois dans le sentiment : « Elle se rappela... toutes les privations de son âme, et ses rêves tombant dans la boue, comme des hirondelles blessées ; » ou encore : « Si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase[1]. » Vous direz qu’avant Flaubert vingt autres avaient trouvé de ces comparaisons ; je le sais et j’ajouterai même, à l’usage des malintentionnés, qu’il en a trouvé pour sa part quelques-unes de singulièrement déplaisantes, quelques autres de singulièrement prétentieuses, et beaucoup de tout à fait malheureuses. En tant que procédé pur et simple, le procédé vient en droite ligne de Chateaubriand : vous en avez de nombreux exemples dans Atala, dans René, dans les Martyrs, La formule générale en est bien connue de la rhétorique romantique. Il s’agit d’insérer au tissu du récit un élément descriptif et pittoresque, tantôt un fragment de costume, et tantôt un lambeau de paysage. C’est même ce que vers 1830 on appelait de la couleur locale. Mais où je distingue l’originalité de Flaubert, c’est quand, au lieu d’emprunter l’image aux solitudes américaines, comme Chateaubriand, ou à la nature tropicale, comme Bernardin de Saint-Pierre avant Chateaubriand, il l’emprunte à la nature tempérée, moyenne et, si j’ose dire, banale, qui nous environne de toutes parts. Il n’a besoin ni de pitons, ni de palmistes, ni de la rivière des Lataniers; il n’a besoin ni de « serpents verts, » ni de « hérons bleus, » ni de « flamans roses, » ni des rives du Meschacebé : ce sont les espaliers, les hirondelles et les ruisseaux de sa Normandie. Remarquez en passant qu’un jour, infidèle à cette méthode, il ira chercher des paysages et des mœurs que l’éloignement, à travers le temps et l’espace, rende plus poétiques : c’est alors qu’il écrira Salammbô[2]. Mais, dans Madame Bovary, ce que le procédé perd en effets de nouveauté, il le regagne en effets de vérité. Car d’une première différence il en découle aussitôt une seconde. La comparaison n’est plus ici comme ailleurs un

  1. Voyez quelques exemples relevés au courant de la plume : Madame Bovary, éd. Charpentier). p. 9, 16, 33, 36, 43, 44, 46, 47, 48, 62, 66, 71, 96, 97, 111, 114, 117, etc. — Salammbô (éd. Charpentier), p. 6, 124. 129, 189, 197, 202, 204, 220, 224, 225, 257, 265, 286, 334, etc. — L’Éducation sentimentale (éd. Charpentier), p. 103 133, 135, 152, 156, 174, 200, 219, 226, 245, etc. L’abondance de ces indications prouve bien qu’il s’agit là d’un procédé, dans la force du terme, d’une méthode, d’un système.
  2. Rapprochez des oiseaux de Chateaubriand les oiseaux de Flaubert : « On leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge, rehaussée de dessins noirs, »