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bénéficierait : la force et l’ascendant de la Russie n’y sont guère moins intéressés que l’ordre intérieur et une bonne administration.

D’où provient la faiblesse de la Russie dans la guerre? Des mêmes causes que les désordres administratifs du dedans. A qui profiterait le contrôle des représentans du pays sur la bureaucratie et le tchinovnisme? Serait-ce uniquement à l’administration centrale et locale, à la police, à la justice, aux services civils? Nullement, ce serait tout autant, si ce n’est plus encore, à l’administration et à l’instruction militaires, ce serait aux finances et à l’enseignement comme à l’armée, c’est-à-dire à toutes les forces matérielles et morales, politiques et militaires du pays. La seule discussion publique du budget dans une assemblée libre aurait pour l’honneur et le bien de l’état des résultats inappréciables[1]. Alors seulement le lourd colosse pourrait avoir une vigueur réelle en rapport avec sa taille, avoir des ressources effectives en proportion de ses immenses ressources naturelles.

Les hommes d’état russes ne se rendent pas assez compte que si l’anarchie est une incurable faiblesse, la liberté est une force que rien ne remplace. Il y a une chose dont un étranger peut assurer la Russie, c’est que des institutions libérales peuvent seules lui rendre ce qui est aussi une force non à dédaigner, la considération des gouvernemens et les sympathies des peuples. Une évolution dans ce sens lui procurerait un prestige et un crédit que tous ses régimens et ses diplomates ne lui sauraient donner. C’est le seul moyen pour elle de dissiper les défiances et les préventions invétérées qui s’attachent à sa politique. En Orient, vis-à-vis des Slaves du sud, vis-à-vis des chrétiens d’Europe et d’Asie, elle retrouverait un ascendant que ni ses services, ni sa puissance matérielle ne sauraient lui valoir. La liberté est le seul aimant qui puisse lui attirer et lui conserver l’affection des petits peuples émancipés par ses armes; elle seule peut les empêcher de détourner les yeux de leur grand patron du nord pour chercher ailleurs des leçons et des modèles. En Occident, le bénéfice ne serait pas moindre ; une Russie libérale (quand sera-t-il permis d’accoler ces deux mots?) reconquerrait une influence et par suite une place en Europe qui feront toujours défaut à la Russie absolutiste. Avec le vieux régime autoritaire, elle est condamnée à l’isolement; les états ont en effet, dans notre siècle, une autre manière de s’isoler que la révolution, c’est l’extrême opposé. Tant qu’elle persistera à demeurer à l’écart de toutes les réformes politiques accomplies partout ailleurs, la Russie restera moralement seule en Europe ; les

  1. Cette question du budget qui pour la cour et le palais serait la plus gênante, est peut-être celle qui suscitera le plus d’obstacles et de retard à un changement de régime.