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je l’avoue, j’en admirais la prudence et en admettais la justesse. Et cependant sommes-nous bien sûrs aujourd’hui de la vérité d’une telle maxime? Les événemens des dernières années, le désordre moral et le désarroi gouvernemental qui ont suivi la dernière guerre. m’en ont depuis fait douter. L’agitation tumultueuse de la jeunesse, l’irritabilité nerveuse toujours croissante d’une société qui se sent mal à l’aise et ne sait où trouver le calme, l’impossibilité manifeste de demeurer longtemps dans le statu quo et la difficulté d’en sortir sous la pression des menaces révolutionnaires; tout ce qui s’est passé récemment en Russie, depuis cette longue série d’attentats et de martyres politiques sans pareille dans l’histoire, tout cela fait qu’on se demande malgré soi si, au lieu d’attendre que l’heure des réformes politiques eût bruyamment sonné, il n’eût pas mieux valu la devancer un peu.

Avec l’ascendant traditionnel que possède le pouvoir impérial, avec le prestige dont il restait entouré avant la double déception de Plevna et de Berlin, avec la popularité personnelle du libérateur des serfs, peut-être y eût-il eu pour le présent comme pour l’avenir moins d’inconvéniens pratiques à prévenir les vœux de la nation et à lui donner cette marque de confiance. En tous cas, l’imprudence aujourd’hui serait plutôt dans des retards prolongés et des délais irritans ; l’heure où le changement eût pu se faire sans trop de secousses et de difficultés est peut-être déjà passée.

Les excitations et les désillusions de la guerre de Bulgarie ont en quelques années singulièrement mûri la question, si ce n’est la nation. Les classes cultivées, la société et l’intelligence, comme on dit en Russie, semblent arriver à ce point où, pour tromper leur vague appétit de réformes et de liberté, le gouvernement impérial n’aura bientôt d’autres ressources que des diversions extérieures et des aventures. Comme nos éphémères empires français, ce gouvernement dix fois séculaire se sentira de plus en plus obligé de choisir entre les réformes du dedans et les aventures du dehors, entre la liberté et la gloire. A défaut de l’une il lui faudra donner l’autre. Cette alternative, chez nous ancienne, s’imposera de plus en plus à la Russie. Déjà on pourrait dire que, sous Alexandre Ier et sous Nicolas, l’autocratie ne s’est maintenue intacte qu’en se couvrant d’un manteau de gloire. Le gouvernement le sent vaguement, et la dernière guerre d’Orient lui a enseigné combien risqué et incertain est un pareil jeu même avec des victoires. Il y a là en effet une sorte de cercle vicieux; souvent et parfois plus vite et plus clairement que la paix, la guerre rend palpable à tous la nécessité d’un contrôle du pays sur le gouvernement. C’est ce qu’a fait la guerre de Bulgarie.

Tout aujourd’hui invite à un changement de régime, et tout en