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d’accord avec le sénat et les principaux de la cité allobroge. Il en résulta que le chef rétabli dans son autorité lui voua une reconnaissance sans bornes et qu’Hannibal put longer ou traverser son territoire sans avoir rien à craindre. Brancus lui fournit même des guides et des auxiliaires pendant la première partie de l’ascension alpestre. Mais de plus Hannibal dut à cette alliance de pouvoir renouveler les armes, les vivres, les vêtemens, les chaussures de son armée dont une si longue route et les combats récens avaient détérioré le matériel. Il est probable que Grenoble ou Cularo[1], très ancien lieu fortifié des Allobroges, fut le point de concentration de ces approvisionnemens. Mais comment s’imaginer qu’une bourgade gauloise de ce temps fût en état d’équiper convenablement une armée carthaginoise de plus de quarante mille hommes ? Et ce fait du renouvellement de tout le matériel portatif au moment de gravir les hautes montagnes ne suppose-t-il pas de toute nécessité qu’Hannibal avait depuis un certain temps donné des ordres et de l’argent pour emmagasiner tout cela sous la garde de son ami allobroge ? Ce dernier peut bien avoir mis pour condition à ses services qu’il serait soutenu contre son compétiteur. Tite Live et Polybe parlent de cet incident remarquable comme d’une chose fortuite, résultant uniquement d’une heureuse coïncidence. Mais comment son protégé, même s’il l’eût voulu, eût-il pu avec ses ressources locales rhabiller et ravitailler du jour au lendemain une pareille armée ? Cette observation est d’importance. Elle démontre qu’Hannibal n’a pas modifié son itinéraire à cause de la pointe exécutée sur le bas Rhône par Publius Scipion, mais qu’en se dirigeant sur l’Isère, il suivait une route arrêtée déjà dans son esprit, au moins dans ses grandes lignes.

Nous voici maintenant en face du grand problème qui domine tous les autres. Par quel point des Alpes le héros carthaginois a-t-il franchi ces monts redoutables ? Il n’est peut-être pas une question dans l’histoire qui ait été plus discutée. On pourrait former une bibliothèque de tous les ouvrages qui ont essayé de la résoudre. On ne compte pas moins de sept systèmes, — en négligeant les variantes, — que l’on peut distinguer par le nom de la principale montagne dont les flancs auraient été sillonnés par les colonnes d’Hannibal. Il y a le système du Saint-Gothard fondé sur l’idée que, conformément à l’habitude antique, Hannibal aurait remonté le Rhône jusqu’à sa source pour passer sur l’autre versant : cette opinion est de celles qui supportent le moins l’examen. D’autres historiens se

  1. Champ gras, fertile, ou champ de la pointe, selon que l’on rapporte la première syllabe au celtique Kûl ou Kol.