Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/828

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pétersbourgeois déniait à l’assemblée bulgare, l’initiative législative et la présentation des lois, de telles facultés, si amples qu’elles fussent, n’empiéteraient pas sérieusement sur les prérogatives réelles d’un pouvoir consacré par des habitudes et des services séculaires.

Sous des formes constitutionnelles, l’autorité impériale pourrait conserver durant des années, durant des générations peut-être, la plénitude de son omnipotence politique. Grâce aux instincts et aux traditions du peuple, grâce à la séparation morale et à l’isolement réciproque des diverses classes de la nation, qui encore aujourd’hui ont besoin d’un arbitre commun placé au-dessus de leurs préjugés et de leurs intérêts particuliers, grâce surtout aux habitudes patriarcales des masses, l’autocratie pourrait se rajeunir et se retremper dans ce qui ailleurs semblerait une abdication, et le rêve de certains slavophiles pourrait n’être pas une entière chimère.

Dans la Russie contemporaine, dans la Russie à peine sortie du servage, le parlementarisme tel qu’il est pratiqué en Occident ne serait qu’une utopie, une illusion, un trompe-l’œil, si ce n’est un péril pour l’unité ou l’intégrité de l’empire. Les élémens même en font encore défaut; il n’y saurait être question de gouvernement des partis et des majorités. A cet égard, les adversaires des réformes constitutionnelles ont absolument raison. Transférer le pouvoir des conseillers de la couronne aux chefs de partis et aux délégués des majorités, déclarer irresponsable l’héritier de quatre ou cinq siècles d’autocratie ne serait qu’une vaine et ridicule fiction. Sur ce point tous les exemples de l’étranger, de l’Autriche-Hongrie comme de l’Italie, ne sauraient rien prouver; ni par l’éducation et la culture, ni par l’inertie politique du peuple et de la société, la Russie n’est prête à une telle évolution.

C’est en ce sens que, tout en entrant dans la voie des libertés modernes, la Russie doit se garder de copier l’Europe, d’emprunter des formes étrangères, de rompre avec la tradition nationale. Si pour elle le but est le même, la route, au début du moins, ne saurait être identique. Pour atteindre à la liberté politique, il lui faut suivre un chemin large et à pente douce; les raccourcis abrupts qui ont pu réussir à d’autres lui seraient périlleux; elle est trop massive et pesante pour escalader les sentiers escarpés par où de plus petits et de plus agiles ont pu passer impunément. Son histoire a beau sembler procéder souvent par sauts et par bonds, les brusques révolutions politiques ne semblent pas son fait, car toutes les évolutions du passé ne lui ont été possibles qu’à l’aide de la forte main du pouvoir autocratique.