ont été formés sur des modèles aristocratiques qui répugnaient aux coutumes et au génie russes. De là en partie l’échec de tous ces rêves ambitieux. Il y a déjà un siècle et demi, qu’en appelant au trône la nièce de Pierre le Grand, Anne Ivanovna, les Dolgorouki et les Galitzine lui imposaient une constitution oligarchique, presque immédiatement anéantie par la petite noblesse. Il y a déjà près de cent trente ans qu’un des secrétaires d’état de l’impératrice Elisabeth, Volynski, payait de sa tête la rédaction d’une sorte de charte. Il y a plus d’un siècle que, pour réformer la législation, Catherine II convoquait à Moscou les représentans de tous les peuples de l’empire, et il y a trois quarts de siècle qu’en donnant une constitution au royaume de Pologne, Alexandre Ier rêvait d’en accorder une à la Russie. N’y a-t-il pas déjà plus de cinquante années qu’à l’avènement de l’empereur Nicolas des officiers imbus d’idées libérales provoquaient l’insurrection de décembre ? Ne compte-t-on pas bientôt un quart de siècle depuis qu’au moment de l’émancipation, la noblesse russe exprimait hautement l’espoir d’être dédommagée par des droits politiques de la perte de ses serfs?
En dehors du moyen âge et des souvenirs moscovites, on peut donc découvrir dans la Russie moderne un secret courant de libéralisme qui, borné d’abord à quelques privilégiés, mal dirigé et présumant de ses forces, a grossi peu à peu, d’année en année, et deviendra tôt ou tard assez puissant pour emporter tout ce qui lui fait obstacle. Certes, le fond du peuple est encore loin d’éprouver de pareilles aspirations, il aura même peut-être de la peine à s’y associer. Pour lui, le nom exotique de constitution (konstitoutsia) résonne comme un mot étranger, comme une inintelligible énigme; de même qu’en décembre 1825, bien des Russes seraient capables de demander : Quelle femme est-ce là[1]? Peu importe, cette ignorance se dissipe tous les jours, les idées de liberté pénètrent chaque année plus bas et, en Russie comme ailleurs, elles ne peuvent que croître avec le progrès des lumières, de la richesse, du bien-être. A cet égard, les abus de l’administration et la propagande révolutionnaire travaillent dans le même sens. Grâce à cette active coopération, ce qui était une chimère en 1815 et en 1825, ce qui était encore prématuré vers 1860, ne l’est déjà plus aujourd’hui que le XIXe siècle penche vers son déclin; au XXe siècle, il serait peut-être trop tard.
Tout le monde en Russie serait peut-être d’accord sur l’opportunité d’un changement de régime si l’on savait par quoi remplacer l’état de choses actuel. Bien des Russes, nous l’avons
- ↑ L’on raconte que lors de l’insurrection de décembre 1825, faite au nom de Constantin, frère aîné de Nicolas, quelques officiers ayant crié : Vive la constitution! les soldats crurent que c’était la femme du grand-duc.