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ignorans d’en bas? L’affranchissement politique réclamé par la Russie civilisée ne risquerait-il point de tourner à son propre détriment, au dommage même de la civilisation européenne, en la livrant un jour aux préjugés arriérés et aux préventions à demi orientales des masses? Ne peut-on concéder les mêmes droits à ces deux Russies? comment faire la part de chacune et les empêcher d’usurper l’une sur l’autre? La liberté politique est une arme à deux tranchans qui souvent blesse les présomptueux ou les malhabiles. A quelles mains la confier en Russie?

De toutes les difficultés que peut offrir l’établissement des libertés politiques, c’est là certainement la plus sérieuse. Est-elle insurmontable? Je ne le pense pas, elle ne me paraît même point aussi spéciale à la Russie qu’elle en a l’air au premier abord. Le XIXe siècle a plus ou moins placé tous les peuples du continent en face d’un pareil dilemme. Quel est le pays de l’Europe où toutes les classes de la nation aient été simultanément préparées au self-government politique? Chez tous, il a fallu d’abord n’appeler à l’exercice des droits nouveaux que la partie la plus cultivée de la population, il a fallu procéder par une sorte d’émancipation graduelle. C’est là en somme la raison historique du cens électoral, ne fût-ce que comme mesure temporaire, comme procédé d’évolution progressive. Si l’on prétendait attendre que tout un peuple fût en état de discuter ou seulement de comprendre les questions administratives, économiques, financières, on attendrait des siècles, on attendrait toujours. Devant de telles exigences, une nation ne serait jamais mûre pour être libre. Des deux écueils opposés de ces périodes de transition, le plus proche et le plus périlleux en Russie comme en tout pays moderne, ce serait, sous prétexte de ne pas devancer les lumières et la capacité des masses, de faire trop longtemps attendre les classes éclairées. En Russie comme ailleurs, la solution du problème serait dans une sage et équitable distribution de l’influence politique. Chez les Russes comme partout, plus encore qu’en Occident si l’on veut, une telle répartition est chose délicate et malaisée; mais dans cette tâche même, le gouvernement de Pétersbourg aurait aujourd’hui un grand avantage, c’est que le fond du peuple étant resté plus conservateur, ou, si l’on aime mieux, étant demeuré plus confiant et plus docile, le pouvoir aurait moins à s’en méfier, moins à se montrer avare vis-à-vis de lui. En dépit de l’ignorance populaire, il y aurait peut-être moins de témérité qu’en tel ou tel pays plus civilisé à convoquer ce peuple encore novice à l’exercice de droits politiques.

Je sais qu’en Occident, parmi les nombreux détracteurs de la Russie, la seule pensée de voir les Russes appelés à participer à leur gouvernement excite souvent la dérision ou l’incrédulité.