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l’un et chez l’autre la mention de l’Isère (Isaras, Isara). Mais on trouve chez Polybe la variante Scoras ou Scaras, si bien que Casaubon conjectura, nous ne savons trop pourquoi, qu’il s’agissait de la Saône (Araros, Arar). Dans le texte de Tite Live des manuscrits ont la leçon Bisarar, fleuve inconnu, mais où les partisans de la Saône ont cru trouver une confirmation de leur opinion. Et pourquoi d’un côté tient-on pour l’Isère et l’autre pour la Saône ? C’est que si c’est la Saône qui détermine l’Ile avec le Rhône, l’Ile doit comprendre la région limitée par ces deux fleuves, le Jura et les Vosges ; si c’est l’Isère, l’Ile est formée par l’Isère, le Rhône et les Alpes. Or, si Hannibal s’est rendu dans le pays entre Rhône et Saône pour pénétrer de là dans les Alpes, il est clair qu’il les a escaladées sur un point plus septentrional que s’il est parti des bords de l’Isère. Dans le premier cas, il a dû descendre en Italie par le Mont-Cenis, dans le second par le Mont-Genèvre.

La première opinion a été soutenue avec beaucoup de savoir local par M. Jacques Maissiat, auteur d’un livre intitulé Hannibal en Gaule[1], et qui serait fort remarquable s’il n’était pas gâté par ce qui nous paraît un faux calcul. Déjà, forcé de se renfermer dans les limites de temps fixées par Polybe et Tite Live, il a dû faire passer le Rhône à l’armée carthaginoise en un point trop éloigné de la mer. De plus, il faut reconnaître que le pays d’entre Isère et Rhône, celui qu’occupait la puissante cité des Allobroges, est bien plus conforme à la définition donnée de l’Ile de Gaule que la vaste contrée comprise entre le Rhône, la Saône, les Vosges et le Jura. Comment admettre que l’on ait jamais donné le nom d’île à un pareil triangle dont le plus grand côté serait formé par deux chaînes de montagnes ? Au contraire, le Rhône et l’Isère décrivent presqu’un carré, surtout si l’on tient compte du coude très marqué dessiné par le Rhône au-dessus de Lyon, quand il court de l’est à l’ouest avant de reprendre la direction du midi. Alors il s’allonge presque parallèlement à son affluent l’Isère, et il ne serait pas étonnant que le nom d’Ile de Gaule soit dû en partie à ce que le Guiers, autre affluent plus septentrional du Rhône, se jetant dans le coude, prenant sa source sur les flancs de l’Arpette, derrière laquelle Grenoble est assise, semble en compléter la ceinture aquatique. L’Isère même passe à Grenoble. Il n’y a donc plus en réalité qu’une montagne qui empêche ce territoire d’être entièrement circonscrit par des cours d’eau. Si l’on se rappelle que le delta égyptien était au temps de Polybe bien moindre qu’aujourd’hui et qu’il ne s’agit pas ici de mesures géométriques, on trouvera que le rapprochement de

  1. Paris, Firmin Didot 1874.