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point, l’intervalle n’est ni aussi large ni aussi profond qu’il le semble au premier coup d’œil. En réalité, la concession de droits politiques, l’octroi d’une charte à la nation ne ferait qu’étendre à de nouvelles sphères, aux finances de l’état, à la police, à l’administration générale, aux affaires extérieures, les droits déjà reconnus à la société dans l’administration locale et la justice.

Par contre, en disant que la Russie est acculée aux réformes qui entament manifestement le régime autocratique, nous sommes loin d’attendre de pareilles innovations, d’attendre d’une constitution politique même la complète abolition de l’autocratie et la suppression du régime séculaire de la Russie. De telles espérances ou de telles prétentions ne seraient à nos yeux que la plus ingénue des illusions. De même qu’à notre sens les réformes administratives et judiciaires limitent pratiquement le pouvoir autocratique en le maintenant intact en principe, une réforme constitutionnelle, des libertés politiques qui sembleraient détruire l’autocratie en droit, seraient loin de toujours l’annuler en fait.

Les habitudes d’un peuple et la nature d’un gouvernement dix fois séculaire ne se laissent pas ainsi subitement transformer. Un tsar ne saurait par oukase abolir d’un trait de plume l’autorité de plus de vingt générations d’autocrates. Il aurait beau l’abandonner officiellement que la meilleure part en resterait dans ses mains. On effacerait des titres impériaux le samoderjets, l’autocrator emprunté par Ivan III à Byzance captive ; la réalité du pouvoir impérial n’en serait de longtemps guère diminuée. Sur ce point il importe d’éviter tous les malentendus, l’autocratie a dans l’histoire, dans la tradition, dans les besoins de l’état, dans l’affection du peuple, de trop profondes racines pour être extirpée et renversée d’un coup par la proclamation d’une constitution, si libérale qu’on la suppose. J’irai plus loin : si les fautes et les atermoiemens du pouvoir devaient amener une révolution, il n’en sortirait probablement qu’une nouvelle autocratie plus exigeante et plus absolue peut-être que celle du tsar.

Les partisans d’un pouvoir fort peuvent se rassurer ; quand nous parlons de la nécessité d’un changement de régime, il ne peut s’agir d’énerver, de débiliter la puissance impériale, de la réduire à n’être qu’une dignité extérieure et passive ou même un simple arbitre entre les partis. Quand l’autocratie serait entamée en droit, l’autorité impériale n’en resterait pas moins le pouvoir le plus fort de l’Europe et du monde civilisé. Peut-être même puiserait-elle dans des formes libérales qui la débarrasseraient de l’appareil despotique une vigueur et un ascendant nouveaux. Toute constitution russe en effet ne saurait avoir d’autre but que de mettre le tsar et le trône en contact direct avec la nation représentée par des organes