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provinciales et municipales, de nos zemstvos et de nos doumas, en un mot, c’est la consolidation et l’achèvement, ou mieux c’est la pratique sincère de toutes les réformes de l’empereur Alexandre II. Avec cela, la Russie serait heureuse, tranquille et forte; elle pourrait attendre en s’y préparant l’heure périlleuse où elle mériterait d’être mise en possession de droits politiques.

Ce modeste et prudent langage n’a qu’un défaut; sous une apparente sagesse, sous les dehors du sens commun et de l’esprit pratique, il cache au fond une naïve et j’oserai dire une enfantine illusion. Certes, ce qu’il faut avant tout à la Russie, c’est une bonne administration et une bonne justice; l’illusion, c’est de croire que l’on puisse acquérir de tels biens et qu’on en puisse jouir sûrement sans rien qui les garantisse; c’est de ne pas voir que ce qui fait précisément défaut à la Russie, ce qui la frustre du résultat des meilleures réformes, c’est le manque de contrôle et de garanties, qui ne peuvent être trouvés que dans des droits politiques. Veut-on un exemple? Que les Russes se rappellent par quels moyens et au prix de quelles luttes les Anglais ont conquis leur habeas corpus.

Il est à Moscou des patriotes qui, dans leurs songes d’avenir, se représentent la Russie comme un grand empire bureaucratique fortement gouverné d’en haut, avec une sage et large liberté de penser pour les honnêtes gens, avec une administration intelligente et une justice intègre, comme une sorte de Chine européenne civilisée et saine. Ce rêve est non moins chimérique que celui d’un état libre sans lutte de partis. Un pareil idéal bureaucratique n’a rien de nouveau, au fond, c’est celui de l’empire romain, qui l’a en vain poursuivi durant quatre siècles, et grâce à la complication de la vie moderne, grâce au manque de traditions municipales et provinciale?, grâce surtout aux exemples du dehors et à l’esprit révolutionnaire moderne, il est bien plus chimérique dans la Russie contemporaine, bien plus difficile à atteindre que dans l’empire des Césars ou des Antonins. Si, par plus d’un côté, l’empire russe ressemble singulièrement à l’empire romain, il ne saurait longtemps s’en approprier les méthodes de gouvernement sans tomber comme son modèle dans une précoce et irrémédiable décadence.

Une observation d’un autre genre me conduit à la même conclusion. Envisage-t-on tous les changemens effectués dans les lois durant le règne d’Alexandre II, toutes les réformes accomplies ou ébauchées depuis vingt ans dans le domaine administratif, judiciaire, militaire, financier même; on voit que tous les efforts du gouvernement impérial tendent à introduire dans l’empire autocratique un ordre légal et régulier analogue à celui des états constitutionnels de l’Occident. Or cela est-il possible sans les droits