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par la campagne de 1877-1878 est bien plus profonde et plus générale. Ce ne sont pas des peuples de race et de religion étrangère, ce sont des frères slaves et orthodoxes que les Russes ont été délivrer du joug, et ces frères, hier encore esclaves, ont, grâce aux armes du tsar, été mis en possession de droits et de libertés dont les libérateurs ne jouissent pas eux-mêmes.

Il y a là une anomalie apparente qui ne peut manquer de frapper l’amour-propre national. Il sera difficile aux Russes de se résigner longtemps à demeurer politiquement au-dessous de tous les petits états d’Orient déjà pourvus de constitutions politiques, au-dessous de tous leurs frères puînés, et encore enfans, du Balkan, au-dessous des Serbes, des Bulgares, des Rouméliotes même, au-dessous en un mot de petits peuples que pour le génie et la civilisation l’on ne saurait assurément mettre au-dessus de la Russie. Beaucoup de Russes ont peine à se rendre compte des trop sérieuses raisons qui rendent une évolution libérale et un gouvernement représentatif plus malaisés dans le grand empire du nord que dans ces minces états nés d’hier. Leurs yeux sont choqués d’un contraste que leur esprit ne s’explique pas assez et que, pour un grand nombre, les années ne feront que rendre plus sensible et plus blessant. Cette sorte d’humiliation de l’orgueil national en face d’une Europe tout entière en possession de droits déniés aux Russes est déjà par elle-même un grave obstacle au maintien du régime existant.

De la dernière campagne est ainsi sortie une situation nouvelle qui appelle des mesures nouvelles. La guerre d’Orient a donné au vieux système une double secousse dont il ne saurait se remettre pour longtemps. D’un côté, les déceptions de la guerre ont fait voir qu’après vingt années de réformes sans précédent, la Russie n’avait pas autant changé depuis Sébastopol que le patriotisme national se croyait en droit d’y compter, et en même temps la croisade prêchée pour la délivrance des Slaves a répandu chez les libérateurs de vagues idées de liberté et d’indépendance.

A cet égard, la guerre de Bulgarie pourrait, toutes proportions gardées, être comparée avec notre guerre d’Amérique sous Louis XVI, qui lui aussi avait fait des réformes. L’une et l’autre, entreprises sous la pression de l’opinion et des plus nobles sentimens, ont réagi à l’intérieur dans le sens libéral, donné un stimulant aux instincts de liberté et précipité le cours des événemens. Dans la Russie d’Alexandre II comme dans la France de Louis XVI, l’émancipation à l’intérieur doit succéder à la guerre d’émancipation étrangère. Heureusement pour ceux qui la gouvernent, les idées nouvelles ont en Russie pénétré bien moins avant, et si la tâche est lourde, l’heure où elle peut être accomplie n’est pas encore passée.