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compliquées, et puisqu’elle était inévitable, M. Thiers, avec son brillant ascendant, avec sa flexibilité d’évolution et son esprit plein de ressources, semblait mieux que tout autre fait pour marquer la transition. Il était l’homme du moment, le ministre assez heureux pour rallier le tiers-parti sans avoir manqué un seul jour de fidélité à ses collègues de la veille, à l’œuvre de défense poursuivie en commun depuis trois ans. Il ne trouvait que faveur autour de lui. M. de Talleyrand lui-même l’encourageait à prendre le ministère des affaires étrangères avec la présidence du conseil et lui frayait pour ainsi dire la route en l’appuyant de son crédit dans le monde diplomatique. Le dénoûment semblait naturel et heureux. Par lui-même d’ailleurs le ministère nouveau appelé à re- cueillir l’héritage du 11 octobre n’avait rien que de rassurant : il réunissait sous la présidence de M. Thiers trois des anciens ministres, M. d’Argout, le maréchal Maison, l’amiral Duperré, plus trois hommes du tiers-parti, M. Hippolyte Passy[1], M. Pelet de la Lozère, M. Sauzet, avec M. de Montalivet, représentant à l’intérieur la confiance intime du roi.

Telle qu’elle apparaissait cependant, cette évolution de février 1836 avait une singulière gravité et pour les affaires de la révolution de juillet et pour M. Thiers lui-même. D’abord elle était comme l’expression visible d’une certaine désorganisation, tout au moins d’un certain ébranlement des opinions, d’une sorte d’inflexion ou d’arrêt dans l’œuvre poursuivie depuis quelques années. Elle laissait en dehors du gouvernement des forces dont l’union n’avait pas été de trop pour le succès de la cause commune et qui se trouvaient désormais disjointes, rendues pour ainsi dire à la liberté. Pour M. Thiers lui-même, c’était peut-être une épreuve prématurée et critique de se trouver porté soudainement au sommet du pouvoir, de prendre le premier rôle, la responsabilité du gouvernement sous les yeux d’un prince jaloux de son autorité, vis-à-vis d’un parlement incertain, en face de collègues de la veille, ses émules par le talent. Il avait hésité, et en se décidant un peu sous la pression des choses, un peu par impatience d’arriver à la direction des affaires étrangères, objet de ses ambitions, il écrivait à M. Guizot : « Les événemens nous ont séparés; ils laisseront subsister, je l’espère, les sentimens qu’avaient fait naître tant d’années passées ensemble dans les mêmes périls. S’il dépend de moi, il restera beaucoup de notre union, car nous avons encore beaucoup de services à rendre

  1. M. Hippolyte Passy était il y a peu de jours encore le dernier survivant de ce ministère. Il vient de mourir à l’âge de quatre-vingt-huit ans, après avoir parcouru avec autant de simplicité que d’honneur une carrière qu’il avait commencée comme officier sous le premier empire. Il avait été plusieurs fois aux affaires et il avait notamment rendu les plus sérieux services comme ministre des finances pendant la république de 1848-1851.