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toutes les nuances, toutes les prétentions, toutes les vanités. Nous avons toujours besoin d’un peu de danger pour être raisonnables. » On commençait à croire le danger passé. Le premier symptôme de ces dispositions nouvelles avait été la naissance dans la chambre de ce qui s’appelle toujours, dans tous les temps, un tiers-parti, et alors aussi la première question soulevée par le tiers-parti avait été l’amnistie. Entre le ministère déclinant l’amnistie, se refusant à un désarmement dont il ne croyait pas l’heure venue, et la fraction de la majorité inclinant à des atténuations de politique, ce n’était pas encore une scission avouée ; c’était un commencement, une menace de scission. La situation avait dans tous les cas perdu de son intégrité et de sa force.

Une autre cause moins générale, plus intime et aussi active peut-être, concourait par degrés au même résultat. Entre les hommes que les événemens avaient réunis au ministère, qui formaient le plus rare faisceau de forces et de talens, il y avait une confiance virile consacrée par trois années de pouvoir. Engagés sous le même drapeau, associés aux mêmes luttes, ces hommes savaient qu’ils pouvaient compter les uns sur les autres. M. Thiers, en toute occasion, se sentait soutenu, et à son tour il n’hésitait jamais à se jeter dans la mêlée pour ses collègues. Ils étaient tous d’accord sur les questions décisives, sur la politique de la paix et de la résistance, sur les mesures de défense contre l’anarchie, sur les lois de septembre, sur l’amnistie. L’habitude d’agir ensemble avait fait d’une alliance un peu fortuite d’abord une amitié sérieuse qui relevait ce ministère. Il n’y en avait pas moins entre les ministres des différences d’origine, de position, de caractère, d’esprit qui restaient voilées dans le péril et que les circonstances pouvaient accentuer. M. Guizot, par sa nature, par son éducation et ses traditions, n’avait rien du révolutionnaire ; il n’avait ni ressentiment profond contre l’ordre de 1815 ni antipathie contre la restauration, qu’il avait servie dans sa phase libérale. La révolution de 1830 avait été pour lui une crise nécessaire, mais périlleuse, dont il fallait se hâter de limiter les effets et d’atténuer la violence. Avec son esprit généralisateur, il se faisait, au profit de la monarchie nouvelle, le théoricien d’une quasi-légitimité, et au risque de dépasser sa propre pensée par une sorte d’ostentation, il se plaisait à imprimer à la politique de résistance et de répression toute la rigueur d’un système, presque d’un dogme. M. Thiers, lui, était plus naturellement un jeune révolutionnaire éclairé au gouvernement. Il ne mettait pas moins de suite et de résolution que M. Guizot à soutenir la politique commune, il la pratiquait à sa manière, avec la souplesse et la facilité de son tempérament ; il la défendait en homme qui