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expression dans les lois de septembre, et au lendemain de ces lois, comme au lendemain de toutes les épreuves victorieusement traversées, la situation semblait plus forte que jamais, le ministère paraissait inexpugnable. C’est à ce moment au contraire que se préparait la crise de dissolution définitive. Elle pouvait avoir pour prétexte apparent et immédiat un incident imprévu, une parole imprudente du ministre des finances, M. Humann, sur la conversion des rentes, et le désaveu un peu hautain de la parole de M. Humann par le duc de Broglie : elle tenait en réalité à tout un ensemble de causes, les unes générales, les autres intimes et personnelles, agissant à la fois.

La première de toutes les raisons, la plus profonde et la plus grave peut-être, parce qu’elle était dans la nature des choses, dans la logique humaine, c’est que cette situation avait déjà quatre ans de durée, c’est que cette politique avait eu le temps de traverser toutes les phases et, pour ainsi dire, de donner sa mesure. Elle avait défié tous les assauts, les attaques à main armée, les guerres de tribune, les violences de presse et même le ridicule dont on essayait de l’atteindre. Elle avait réussi assez pour que, dans un jour de crise, M. Thiers, loin de se laisser intimider par le sarcasme, par ce mot de « juste milieu » imaginé comme une injure, ne craignît pas de le relever et de s’en parer comme d’un titre de plus, en avouant qu’ils étaient en effet du « juste milieu » avec le pays ; — et poursuivant avec son inépuisable verve, il ajoutait : « Savez-vous pourquoi la France est du juste milieu? Parce que la France, depuis quarante ans, a vu les excès de tous les partis... Elle veut le juste milieu parce qu’elle est expérimentée, parce qu’elle sait les excès du pouvoir absolu, de la république, de la conquête, de la légitimité. Le juste milieu, c’est-à-dire la France, se défie de ceux qui lui présentent un drapeau portant telle couleur exclusive, un drapeau qui ne réunit pas les trois couleurs, symbole des espérances de 89 réalisées par la révolution de 1830. »

Cette politique du « juste milieu,» soutenue d’une si vaillante humeur jusqu’au bout, elle semblait cependant avoir produit tout ce qu’elle pouvait produire, elle avait fait en combattant son œuvre de fondation, et comme il arrive toujours à mesure que le danger révolutionnaire se dissipait, à mesure que la sécurité et la paix renaissaient dans le pays rendu à la confiance et au travail, de nouveaux courans d’opinion se formaient jusque dans le parlement. Un des esprits les plus justes et les plus libéraux du temps, Charles de Rémusat, démêlait finement cet état nouveau et il ajoutait dans une lettre à M. Guizot : « Vous savez que je ne crains rien tant qu’une sécurité exagérée qui ferait éclater