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qu’Hannibal, qu’il croyait encore occupé entre l’Èbre et les Pyrénées, était depuis quinze jours en Gaule et campait sur la rive droite du Rhône à quatre journées de son embouchure ! Le consul en fut tout déconcerté, mais avec une décision toute romaine il voulut marcher à l’ennemi et surtout tâcher de se rendre compte d’un plan d’opérations qu’il ne comprenait pas bien. Il atterrit donc à la bouche orientale du Rhône, fit débarquer ses troupes qui souffraient du mal de mer et prit des mesures pour savoir ce qu’en réalité Hannibal comptait faire.

Celui-ci n’était pas sans avoir eu vent de l’arrivée des légions sur un point relativement rapproché de son camp. Si Publius Scipion eût immédiatement envoyé ses soldats prêter main forte aux Gaulois réunis sur la rive gauche en face de l’armée carthaginoise, la position d’Hannibal eût été fort critique. Les Gaulois seuls étaient déjà un obstacle très sérieux. Les Gaulois, on le savait, se battaient comme des lions. Ils se massaient sur les berges, poussant des cris qui intimidaient les Africains. Mais nos braves ancêtres n’étaient pas forts en stratégie, et ils se laissèrent prendre par une ruse de guerre.

Hannon, fils de Bomilcar, partit en silence pendant la nuit, fila en amont du fleuve, parcourut d’une traite 37 kilomètres, et arriva en face d’un entrecroisement d’îles qui facilitait le passage d’une troupe légère sans impedimenta. C’est vers l’emplacement actuel de Pont-Saint-Esprit qu’il s’arrêta. Le pays était boisé, des radeaux de troncs d’arbres furent vite construits, et le corps d’armée passa sans coup férir. La rive opposée était absolument sans défense. Trait caractéristique, les Espagnols trouvèrent trop pénible de scier des arbres et de construire des radeaux. Ils attachèrent leurs vêtemens sur des outres et traversèrent le fleuve à la nage en s’aidant de leurs boucliers. Hannon fit reposer ses soldats pendant vingt-quatre heures et redescendit la rive gauche. Le même soir, une fumée qui montait dans les airs annonçait à Hannibal, sans que nos Gaulois s’en fussent même aperçus, que le mouvement tournant avait réussi et qu’il pouvait tenter le passage en face de l’ennemi.

Il était prêt. Il avait réquisitionné ou acheté beaucoup de petites embarcations. On n’en manquait pas sur le fleuve déjà sillonné par le commerce. Ses soldats avaient équarri et creusé des troncs d’arbre en manière de pirogues. Les éléphans seuls devaient encore rester sur la rive droite ; car il fallait bien des cérémonies pour les décider à passer. Les premiers détachemens carthaginois qui mirent le pied sur la rive gauche durent lutter corps a corps avec les Gaulois, qui les repoussaient dans le fleuve. L’instant était critique.