Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/712

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’écrire sur le lecteur du grand Frédéric, Dantal, un savant mémoire, auquel il ajouta la liste très exacte de ses deux cents lectures; mais ce soir-là, quand il se présenta à Sans-Souci son portefeuille de maroquin sous la bras, le roi, qui peut-être se doutait de quelque chose, l’empêcha de déballer. Heureusement, quatorze mois plus tard, sa situation fut réglée; on lui assura un traitement annuel de cinq cents thalers et on l’indemnisa de l’arriéré. Non-seulement Schneider savait attendre, il était avisé, circonspect, s’avançait toujours bride en main et redoutait les accidens. Il assistait quelquefois aux chasses à courre en frac noir et en cravate blanche. Le roi L’engagea un jour à se procurer une casaque rouge; il s’y refusa modestement, allégua qu’il se rappelait ses origines et se déliait des mauvaises langues. Cette réponse lui fait honneur. Un homme qui sait renoncer au savoureux plaisir de porter une casaque rouge mérite toutes les prospérités.

Son étoile lui est demeurée fidèle jusqu’à sa mort. Il avait joui de la bienveillance de Frédéric-Guillaume III, il avait pénétré fort avant dans la faveur de Frédéric-Guillaume IV, il n’a point déchu sous le présent règne. A vrai dire, ses talens de lecteur furent de moins en moins goûtés, mais le roi Guillaume eut toujours de l’amitié pour lui et lui fit la gracieuseté de l’emmener avec lui dans ses campagnes de Bohême et de France. Ses entrevues presque quotidiennes avec son souverain lui permettaient de satisfaire toutes ses curiosités; mais un chercherait vainement dans son autobiographie des révélations curieuses touchant les grands événemens qu’il a vus de si près. Est-ce de sa part excès de discrétion, ou faut-il croire qu’il appartenait à cette race d’hommes à qui Vauban reprochait de regarder le monde par le trou d’une serrure? Le fait est que ses Mémoires trompent sur plus d’un point l’attente du lecteur; il n’y parle guère que de lui. Toutefois, dans son récit de la campagne de France (il la fit tout entière dans une patache ou plutôt dans un fiacre qu’il avait frété à Mayence, cap et queue) ou trouve çà et là quelques observations judicieuses qui témoignent en faveur de son bon sens. Il raconte qu’il eut le chagrin de voir à Saint-Ingbert et à Saarbrück « de chastes vierges allemandes, keusche deutsche Jungfrauen, » jouer de la prunelle et coqueter sans vergogne avec des prisonniers français, a Je déclare, nous dit-il, que je n’ai jamais vu aucune Française se comporter de la sorte à l’égard d’un de nos soldats, et cet aveu me coûte. » En revanche, il rencontra près de Pont-à-Mousson l’un des gros bonnets d’un village voisin qui cherchait partout le roi de Prusse pour lui remettre une dénonciation contre le maire de sa commune, « lequel n’était, sel)n lui, qu’un maraud, un gredin, un cuistre de maire, un cochon de bonapartiste, convaincu d’avoir voté oui dans le dernier plébiscite. » Il insinue à ce propos que