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au pied levé, un échantillon de votre merveilleux talent ! — Croyez-vous? répondit Mlle Rachel, devenue pensive. — Cependant, comme elle résistait encore, l’habile diplomate, après avoir fait appel à sa vanité, fit vibrer les cordes de l’intérêt. Il lui jura ses grands dieux que l’empereur Nicolas ne manquerait pas de la solliciter de venir passer quelque temps à Saint-Pétersbourg. — Songez-y, s’écria-t-il, cette soirée peut vous rapporter au plus bas mot trois cent mille francs.

L’illustre tragédienne finit par se rendre. Quelques instans après, elle se trouvait en présence de toute la famille royale de Prusse, de l’empereur et de l’impératrice de Russie, du grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, du prince Frédéric des Pays-Bas, de la cour dans tout son éclat. La nuit tombait. On alluma des bougies, le vent les éteignait; on alla chercher des cloches de verre. « Le sieur Raphaël, » qui devait donner la réplique à sa sœur, tenait une cloche dans sa main gauche, son livre dans sa main droit»;. Sur la pelouse, les généraux, les ambassadeurs, les ministres étaient rangés en demi-cercle. Malgré les cloches et malgré Raphaël, la tragédienne remporta un éclatant triomphe. Dès qu’elle eut fini, on l’aborda, on la complimenta, on la fêta, le roi fut charmant, l’empereur fut charmant, tout le monde fut charmant, et Mlle Rachel se retira le cœur épanoui, contente de tout le monde et d’elle-même.

A sa joie se mêlait un étonnement. Elle avait découvert qu’â l’aimable conseiller de cour qui venait de lui faire les honneurs de Potsdam, et dont la poitrine était chamarrée de décorations, était « un ancien camarade, » un comédien en rupture de ban. Le sieur Raphaël surtout ne pouvait revenir de sa surprise ; les décorations l’éblouissaient, le rendaient mélancolique et béant. — Hélas! s’écria-t-il, nous n’en sommes pas encore là en France! On nous y traite toujours en déclassés. — Il aurait été plus étonné encore s’il avait su que l’ancien camarade, devenu conseiller de cour, jouissait de la faveur toute particulière du roi son maître, lequel disait souvent : « Où est Schneider? Qu’on aille me chercher Schneider! Il me faut Schneider!» Il aurait ouvert de bien grands yeux si Schneider avait daigné lui apprendre qu’il accompagnait Frédéric-Guillaume IV dans tous ses voyages, qu’il avait part à bien des secrets, qu’il était mêlé à plus d’une affaire, que les solliciteurs s’adressaient souvent à lui dans leurs besoins, que son opinion comptait pour quelque chose, que non-seulement son souverain lui voulait beaucoup de bien, mais qu’il possédait la confiance de l’empereur Nicolas, qu’il était chargé de l’informer de tout ce qui se faisait et se disait à Berlin, que les correspondances qu’il envoyait à Saint-Pétersbourg étaient lues avidement par le maître absolu de quatre-vingt millions de sujets et passaient pour exercer quelque influence sur les événemens. Oui, l’ancien camarade était devenu quelque chose en Europe, une façon de personnage, presque une figure historique. L’histoire est bonne fille, elle ne