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UN COMÉDIEN
DEVENU CONSEILLER DE COUR

Quand Mlle Rachel parut pour la première fois à Berlin en 1850, on l’invita à venir jouer Polyeucte à Sans-Souci, et un conseiller de cour, attaché à sa personne en qualité de chaperon et de cicérone, fut chargé de diriger ses pas jusqu’à la galerie des Coquilles, où elle eut l’honneur d’être présentée à leurs royales majestés. Deux ans plus tard, à son second voyage, on la pria de venir réciter quelques scènes dans l’île des Paons, et le même conseiller de cour fut de nouveau commis au soin de lui faire les honneurs de Potsdam. Lorsqu’elle apprit de lui qu’on n’avait fait aucun préparatif pour la recevoir, qu’elle ne trouverait dans l’île des Paons ni théâtre, ni estrade, pas même une tente, qu’elle y réciterait Phèdre, Virginie, Adrienne Lecouvreur entre deux pelouses, les pieds sur le gravier, au bruit du vent et des fontaines, elle entra dans une violente colère, déclara qu’elle allait repartir sur-le-champ pour Berlin. — Comment ! en plein air! s’écria-t-elle. Me prend-on pour une saltimbanque, et peut-on croire que je m’en vais compromettre la réputation de la première comédienne du Théâtre-Français en figurant bénévolement dans une comédie champêtre? — Le conseiller de cour dut la retenir par sa robe et recourir à tous les artifices de la diplomatie pour apaiser sa juste indignation. Il lui représenta que ce qu’elle prenait pour un affront était le plus grand honneur qui lui pût échoir, qu’on la traitait non en comédienne, mais en femme de distinction qu’on entendait recevoir en invitée, que, ne montant pas sur les planches, elle se trouverait de plein-pied avec l’auguste société qui l’attendait. — Non, lui dit-il, jamais artiste n’aura été honorée d’une telle marque de faveur. Que ne dira-t-on pas en France quand on saura que vous avez pris le thé avec le roi de Prusse, avec l’empereur de Russie, et que cédant à leurs prières, vous avez consenti à leur donner en passant,