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subtile, tient au cœur de ces marins. Leurs traits sont sérieux et, dans leur gaucherie, leurs altitudes sont recueillies. Chacun s’est fait beau, et la mer qui étend sa grande ligne à l’horizon a pris elle-même, pour la circonstance, un petit air tranquille et endormi. Mais on connaît ses traîtrises, et cet homme qui serre contre lui son petit enfant aussi bien que cette femme qui se presse au bras de son mari pensent, en même temps, qu’il suffit d’un moment pour faire une veuve et des orphelins. Il y a d’ailleurs dans le cortège une paysanne en deuil, et autour de la vieille église bien des tombes aussi pour rappeler ces choses-là. Mais on s’entend à demi-mot, et comme il ne convient pas de s’amollir, tout cela ne peut être indiqué que discrètement. C’est ce qu’a compris M. Butin, et c’est ce qu’il a exprimé dans l’œuvre la plus forte et la plus délicate qu’il ait encore produite.

Si dure que soit la condition de ces marins, M. Roll nous rappelle qu’il en est de plus misérables. Venant de lui, l’image est imprévue. On n’a pas oublié en effet cette fête de couleur et de mouvement dans laquelle, avec l’entrain que vous savez, M. Roll menait au milieu des gazons fleuris et des pampres la ronde des nymphes autour du vieux Silène. Vous entendez encore ces rires, vous revoyez ces gestes folâtres, ces poses provocantes, ces corps roses tout frémissans de plaisir et de jeunesse. Est-ce bien du même peintre cette Grève des mineurs, où tout est morne, silencieux, sinistre? On resterait confondu de cette transformation si l’on ne se rappelait aussi l’Inondation qui, l’année d’avant, avait fait connaître M. Roll et dont, avec une puissance bien supérieure, la Grève ramène le souvenir. Avec la souplesse du peintre, il convient encore plus de constater les progrès qu’il a réalisés. Il faut une singulière force de talent pour mettre en un pareil sujet tout ce qu’il y a ici de sombre poésie et d’énergique réalité. Vous voudriez ne plus revoir cette scène de désolation, cette atmosphère épaisse, ces usines qui dressent dans le ciel gris leur laideur, ces visages hâves et sales, enfiévrés de misère, ces désespoirs, ces sourdes colères, ces haines et déjà ces gestes menaçans. Malgré vous, l’image vous poursuit, vous force à penser à elle en remettant sous vos yeux tant de traits expressifs que vous en avez emportés et que vous ne pouvez plus effacer de votre esprit : cette femme aux traits hagards, aux yeux fixes, qui tient son nourrisson dans ses bras et semble voir, éperdue, la faim qui s’abat à son foyer; ce vieil ouvrier sur le visage duquel toutes les misères ont laissé leurs plis; ces gamins insoucians qui cherchent une bonne place pour regarder l’affaire ; cet horrible milieu enfin où toutes les détresses, tous les accablemens et toutes les passions mauvaises conseillères de l’homme sont fatalement réunies et grondent prêtes