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réprobation de Jéhovah ajoute une cruauté de plus à cette lutte pour la vie et à la longue série des misères que la science nous permet aujourd’hui de lui attribuer. M. Cormon était dans son droit en renouvelant ainsi la donnée des livres saints et en épuisant l’horreur de son sujet. N’en a-t-il pas cependant un peu abusé ? Sans sortir de la gamme éteinte où il a voulu se renfermer, ne pouvait-il pas donner aux carnations, non pas de l’éclat, mais un peu moins d’effacement? Peut-être aussi aurait-il dû atténuer quelques détails d’un goût douteux ; certainement enfin le dessin des articulations de ses personnages gagnerait à être moins accentué. Dans le Caïn, entre antres, les emboîtemens des jambes et les attaches du cou et de l’épaule sont accusés avec une violence qui dépasse les possibilités de la structure humaine et dont les insertions des branches et des racines dans les vieux arbres présenteraient seules l’exemple. De telles exagérations, en sautant aux yeux les moins exercés, provoquent de trop faciles critiques. Le talent de M. Cormon est assez sérieux et assez original pour n’y point prêter. Au surplus, cette fougue ne nous scandalise pas outre mesure chez un jeune homme quand elle est soutenue par des telles qualités de composition, et c’est avec confiance qu’à côtés des noms de MM. Bastien-Lepage et Morot nous ajoutons celui de M. Cormon, heureux des révélations qu’il nous apporte et des espérances qu’il autorise.

En face du Caïn, les hasards du placement ont amené le grand carton de M. Puvis de Chavannes destiné à compléter la décoration du musée d’Amiens : les Jeunes Picards s exerçant à la lance. Bien qu’il s’agisse encore ici des âges primitifs de l’humanité, le contraste entre les deux œuvres ne saurait être plus tranché. Il montre ce que la liberté de l’artiste, en se prenant à des sujets analogues, peut, suivant la nature de l’esprit et du talent, amener de diversité dans la façon de les concevoir et de les représenter. Nous marquerions volontiers le caractère de cette profonde différence entre les deux œuvres par l’appellation de l’âge d’or, sorti de l’imagination des poètes, en opposition avec cet âge du silex, qu’ont découvert les savans. De points de vue si contradictoires vous pouvez déjà déduire toutes les dissemblances. Ce n’est plus maintenant le combat pour la vie, avec ses implacables nécessités et la réprobation qui s’y attache; l’image est plus consolante. L’exercice auquel se livrent ces jeunes gens, outre qu’ils y trouvent leur passe-temps favori, est encore relevé à leurs yeux par le sentiment de la sécurité nationale dont ils ont charge. C’est un jeu et c’est un devoir : Ludus pro patria. Tout ce qui peut faire la douceur et la dignité de la vie les entoure et les soutient. Le joyeux entrain qu’ils mettent à exercer leur adresse est peint sur leurs traits, et déjà des jeunes filles tressent