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se défiant d’elle-même et se consultant sous l’œil de Dien. Cependant» la pitié qui est au royaume de France » est devenue extrême et sous l’obsession « des voix belles et douces » qui la pressent, Jeanne va céder. Il faut se rendre, quitter l’humble demeure, le petit clos égayé de fleurs rustiques, le bois chenu, cet horizon familier, cette vie ignorée, le cercle modeste de ses travaux et de ses affections, pour aller mener les chevauchées et courir les grandes aventures. L’heure décisive est arrivée, le moment est solennel... il faut se rendre, elle le sent. Tel est le tableau, et quand nous aurons dit la poésie de cette figure naïve transfigurée par l’essor de la vie intérieure qui l’anime tout entière, qui éclate sur ses traits et leur prête une beauté surnaturelle, nous en aurons en même temps loué l’exécution. Le plus bel éloge, en effet, que nous en puissions faire, c’est qu’on n’y pense même pas, tant elle est simple, peu apparente, effacée au profit de l’expression qu’elle laisse dominer. Pourquoi faut-il qu’à côté de cette admiration entière pour le personnage principal, qui est, à vrai dire, tout le tableau, nous ne puissions également approuver le paysage qui l’accompagne? Sans en critiquer la donnée, ni même aucune des dispositions essentielles, nous sommes bien forcé d’y relever les invraisemblances de la perspective, le manque de proportions trop évident entre les figures de la vision et la chaumière contre laquelle elles sont plaquées. Quant aux détails, si multipliés qu’ils soient, nous les accepterions encore s’ils étaient mieux réglés, moins soulignés, subordonnés en un mot à la simplicité d’aspect que réclame impérieusement une pareille composition. Au lieu de cette verdure acide, de cette tache blanche d’une des chaumières qui, sans raison appréciable, est la note la plus vive du tableau, au lieu de ce terrain peu assis, de ces accidens éparpillés et qui tirent à eux le regard, imaginez autour de la jeune fille un terrain ferme et, dans les végétations, un ton soutenu et tranquillisé pour accompagner ses carnations : combien cette figure emprunterait alors au paysage une expression plus complète et gagnerait, à être ainsi encadrée, une importance qui, sans même parler des convenances du tableau, nous paraît plus conforme à la réalité même des choses! Malgré tout, quand l’œil, un peu dérouté d’abord, s’est familiarisé avec cette indécision du parti, il sait où se porter, et de lui-même il va chercher pour s’y reposer cette petite figure de Jeanne la Lorraine, à laquelle ce jeune peintre, Lorrain comme elle, a su donner une grâce si chaste et si vaillante et une noblesse si ingénue.

Le complément d’intérêt et d’efficacité que le paysage pouvait prêter à son œuvre, M. Cormon ne l’a pas négligé, et on ne reprochera pas au milieu dans lequel il a placé son Caïn d’être insignifiant