Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/63

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le fondement du « caractère » et le représente par là même comme immuable et inaltérable. Or le caractère est précisément ce que Schopenhauer appelle la volonté. C’est ce fond absolu de l’homme qui échappe à toute action de l’habitude et de l’exercice, car l’habitude agit sur la vie animale et n’agit pas sur la vie organique. Voici le passage de Bichat : « Le caractère est, si je puis m’exprimer ainsi, la physionomie des passions ; le tempérament est celle des fonctions internes; or les unes et les autres étant toujours les mêmes, il est évident que le tempérament et le caractère doivent être soustraits à l’empire de l’éducation. Vouloir dénaturer le caractère, adoucir ou exalter les passions, est une entreprise analogue à celle d’un médecin qui essaierait d’abaisser de quelques degrés et pour toute la vie la force de contraction du cœur, ou de précipiter ou ralentir le mouvement naturel des artères... Nous dirions que la circulation, la respiration ne sont point sous l’empire de la volonté. Faisons la même observation à ceux qui croient qu’on change le caractère et par là même les passions, puisque celles-ci sont le produit de l’action de tous les organes internes[1]. »

Après avoir ainsi élevé si haut la doctrine de Bichat, Schopenhauer réfute les objections que beaucoup plus tard Flourens a dirigées contre cette doctrine, dans son livre de la Vie et de l’Intelligence : « Tout cela, dit Flourens, est complètement faux. — So? — Sic decrevit Florentius magnus ! » Flourens ne donne pas de raisons, mais il cite des autorités : Descartes et Gall. Descartes, suivant Flourens, est « le philosophe par excellence. » Sans doute, ce fut un grand homme, un initiateur[2]. Mais se déclarer cartésien au XIXe siècle, c’est comme si on se disait ptoléméen en astronomie, stahlien en chimie! Flourens soutient, d’après Descartes, que les « volontés sont des pensées. » Mais que chacun rentre en soi-même, il verra que la volonté et la pensée sont aussi différentes que le blanc et le noir. Selon l’oracle du sieur Flourens, les passions peuvent affecter le cœur, mais elles ont leur siège au cerveau : ainsi elles agissent dans une place, mais elles habitent en une autre. Les choses corporelles ont l’habitude de n’agir que là où elles sont; mais avec une âme immatérielle c’est une bien autre affaire! Flourens distingue entre la « place » des passions et leur « siège. » Qu’est-ce que cela peut vouloir dire? L’erreur de M. Flourens

  1. Après avoir cité ce dernier passage, Schopenhauer ajoute : « Que le lecteur familiarisé avec ma philosophie juge de ma joie lorsque les opinions, acquises dans un tout autre champ d’étude, par cet homme extraordinaire, enlevé trop tôt au monde, apportaient une telle preuve à l’appui des miennes. »
  2. Ein Bahabrecher, quelqu’un qui ouvre la voie, qui brise les obstacles devant lui. Schopenhauer affectionne cette expression, il l’a déjà appliquée à Cabanis.