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nés de quelques troubles viscéraux, déterminés par cette passion. Il reprend possession de lui-même, son extérieur rentre dans l’état habituel ; c’est le mouvement volontaire qui l’a emporté sur le sympathique, c’est le cerveau qui réagit contre le viscère.

Revenons maintenant à Schopenhauer et à ses rapports avec Bichat. Lui-même résume sa propre doctrine dans cette proposition fondamentale : « Ce qui subjectivement et au point de vue de la conscience est intellect, se manifeste objectivement comme cerveau; ce qui subjectivement et au point de vue de la conscience est volonté, se manifeste extérieurement comme organisme tout entier[1]. » C’est lui-même encore qui nous dit que cette doctrine n’est autre que celle de Bichat. Ces deux théories se soutiennent mutuellement l’une l’autre : c’est la même pensée exprimée d’une part au point de vue physiologique et de l’autre au point de vue philosophique; elles sont « le commentaire » l’une de l’autre. Ce que Bichat appelle opposition de la vie animale et de la vie organique, c’est, dit Schopenhauer, ce que j’appelle opposition de l’intellect et de la volonté. Il est vrai que Bichat lui-même rapporte la volonté à la vie animale, mais il faut considérer les choses et non les mots. Bichat prend le mot volonté dans le sens habituel de libre arbitre, d’arbitre conscient, et dans ce sens, en effet, la volonté dépend du cerveau; encore ne faut-il pas voir là une vraie volonté, mais seulement la comparaison et la pondération des motifs; mais ce que j’entends par volonté, poursuit notre auteur, c’est précisément ce que Bichat appelle la vie organique. Les oppositions sont les mêmes de part et d’autre, si ce n’est que l’un, l’anatomiste, part du point de vue objectif; l’autre, le philosophe, du point de vue subjectif : « Et c’est une vraie joie de nous voir tous les deux, comme deux voix dans un duo, marcher d’accord, tout en faisant entendre des paroles différentes. » Schopenhauer ajoute : « Que celui qui veut me comprendre le lise, et que celui qui veut le comprendre mieux qu’il ne se comprenait lui-même me lise aussi[2]. » Ce que d’ailleurs il trouve de plus intéressant dans Bichat, c’est la théorie que nous venons de résumer et dont il résume lui-même les principaux traits : à savoir que la vie intellectuelle se rapporte à la vie animale, et au contraire la vie passionnée à la vie organique. Enfin, le passage capital que cite Schopenhauer comme étant l’expression même de sa propre philosophie, et que pour cette raison nous avons réservé jusqu’ici, est celui où Bichat trouve dans la vie organique

  1. Schopenhauer, die Welt als Wille, tome II (Ergänzungen), cap. 20.
  2. « Lese, wer mich verstehen will, ihn : und wer ihn gründlicher verstehen vill als er sich verstand, lese mich. »