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si, noblement résignée à ce martyre que tout lui faisait une loi de subir en silence, elle eût attendu patiemment qu’une mort qui ne pouvait tarder, la délivrant de son esclavage, lui permît enfin cette royauté du bel esprit qui est la seule dont elle ait eu réellement souci. Il y a cependant une excuse à la conduite de la comtesse d’Albany, c’est qu’on ne découvre rien dans sa nature qui la prédisposât au rôle que nous venons d’esquisser. Elle ne s’élevait pas, cette nature, au-dessus des sentimens de la très ordinaire humanité; sans cela comment expliquer qu’elle eût donné au brillant et fougueux roman d’Alfieri une suite aussi terre à terre que le peintre Fabre? Je suis comme tout le monde, semble-t-elle dire par toute sa vie et je ne puis supporter que les fardeaux de tout le monde; tout autre serait trop lourd pour mes forces. Elle eut au moins en cela un mérite de sincérité et de simplicité véritable : elle n’essaya pas de s’en faire accroire et d’en faire accroire aux autres, ne feignit pas des tourmens de conscience qu’elle n’éprouvait pas et des souffrances qu’elle ne ressentait pas, et le monde, lui sachant gré de n’avoir voulu être qu’heureuse puisqu’il n’était pas en elle de s’élever au-dessus du bonheur, par la faveur constante dont il l’entoura pendant quarante ans, lui dit, comme le Sardanapale de Byron à sa sultane favorite : « Je ne t’en aime pas moins, peut-être même je t’en aime davantage pour avoir obéi à ta nature. »

Une anecdote fort curieuse et trop caractéristique des dernières années de l’homme illustre qui en est le sujet se rapporte à cette publication de la Comtesse d’Albany. La voici telle que nous la trouvons dans des notes rédigées par Saint-René Taillandier quelques mois avant sa mort.


Le succès de la Comtesse d’Albany fut sar un point plus grand que je n’aurais voulu. M. de Lamartine, deux ans après, publiant à son tour une Vie de Mme d’Albany dans son Cours de littérature, me fit l’honneur de m’emprunter plus de cent cinquante pages... je dis bien, plus de cent cinquante pages, et sans me citer. (Voir Cours familier de littérature, février I86/4.) Je lui écrivis pour me plaindre, il me répondit par des protestations d’estime, de sympathie, d’admiration et, reconnaissant son tort, me pria de passer chez lui pour recevoir les excuses que la maladie ne lui permettait pas de me porter lui-même. Je m’empressai de me rendre à cette invitation. Il me dit alors pour toute excuse qu’il était fort malade, qu’il avait le bras droit paralysé, qu’il ne pouvait plus écrire, et que cependant son Cours de littérature ne devait pas être interrompu; il était donc obligé de faire des emprunts à ses confrères. C’était beaucoup d’honneur pour moi assurément, mais