Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/612

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la lutte contre le maître de l’Europe, qui donc avait bénéficié des avantages moraux de la chute de l’empire français? qui donc avait été l’arbitre des événemens et réglé le sort de la France? C’était au nom de la liberté des peuples que le Tugenbund avait soulevé les populations allemandes, mais était-ce donc la liberté européenne que se proposait de protéger la sainte-alliance des trois empereurs? Cette sainte-alliance, œuvre propre de l’empereur Alexandre, assisté d’une illuminée courlandaise, n’a eu d’autre résultat véritable que d’amener la Russie au cœur même de l’Europe en rivant les cours allemandes à la politique de Saint-Pétersbourg et en soumettant les populations allemandes à la vigilance de la diplomatie et de la police russe. De 1815 à 1854 s’écoula pour l’Allemagne une période de dépendance voisine de la servitude; or c’est cette dépendance si étroite qui expliquait la singulière timidité de l’Allemagne devant l’événement qui devait la faire et qui la fit en effet cesser. La guerre de Crimée eut le privilège de rompre cet enchantement de quarante années; ce sont les succès de nos armes à cette époque qui ont délivré l’Allemagne, et particulièrement la Prusse, de l’écrasante influence russe. C’est là un service dont on nous tint à l’époque peu de reconnaissance, car cette situation à laquelle nous mettions fin n’avait eu d’autre origine que le désir de la vengeance et n’avait d’autre raison de se continuer que la haine persistante du nom français. Cette servitude était l’œuvre d’un des plus redoutables ennemis que la France ait eus parmi les populations germaniques, le baron de Stein. Le livre d’Allemagne et Russie s’ouvre par une longue et remarquable étude sur Stein. Il faut la lire; rien de plus instructif, rien qui fasse mieux connaître quelle redoutable divinité est la haine et quelle étendue de sacrifice elle exige de ses servans que l’histoire de cet homme énergique condamné à frapper mortellement tout ce qu’il aime pour satisfaire à sa passion dominante. Issu de naissance féodale, conservateur de race et d’opinion, il se fait démocrate et lance la révolution en Prusse pour combattre la révolution; patriote fervent, il conduit l’étranger dans son pays par haine de l’étranger. Saint-René Taillandier demandait à l’Allemagne jusques à quand la haine de la France la pousserait à être dupe de la Russie. La Russie comprendra-t-elle à son tour que toute son influence en Allemagne tenait à la crainte qu’inspirait la France, que, cette crainte dissipée, son action politique devient nulle sur l’Occident, et que par conséquent elle a été mal éclairée sur ses véritables intérêts lorsqu’elle nous a laissés succomber ?

Pour les écrivains qui n’appartiennent pas à la classe des écrivains d’imagination, c’est quelquefois un grand souci que de savoir