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malveillance de l’Allemagne en général et du gouvernement prussien en particulier à l’égard des puissances alliées avait irrité l’opinion française, qui ne parvenait pas à comprendre comment un si grand amour de la paix pouvait s’accorder avec tant de complaisance pour une politique de conquête aussi franchement avouée que l’était la politique russe, et comment tant de bon vouloir pour un gouvernement autocratique au premier chef pouvait s’accorder avec cette frénésie de liberté qui, si peu de temps auparavant, emplissait l’Allemagne entière de ses clameurs. Saint-René Taillandier se donna pour tâche d’expliquer cette politique équivoque et, armé des documens allemands, il en révéla l’origine.

Il montra que, depuis des siècles, il y avait comme une invasion réciproque des deux peuples l’un chez l’autre, que de ces deux invasions la mieux masquée, la plus subtile comme la plus efficace, était l’invasion russe, et que dans ce double jeu séculaire le rôle véritable de dupe était pour l’Allemagne. Ah! sans doute, en apparence l’invasion allemande avait réussi. Les écoles qu’elle avait fondées en Russie n’étaient-elles pas les plus florissantes? les colons qu’elle y avait jetés ne laissaient-ils pas bien au-dessous d’eux, pour les qualités morales, les populations slaves? les aventuriers qu’elle y avait envoyés au XVIIIe siècle, les Ostermann, les Biren, les Munnich, n’avaient-ils pas à leur gré gouverné l’empire, et enfin les révolutions de palais n’avaient-elles pas abouti à l’avènement d’une dynastie allemande de race comme de nom? Oui, mais c’était une série de bienfaits que cette invasion allemande avait conférée à la Russie. C’était par des mains allemandes qu’avait été continuée l’œuvre colossale de Pierre le Grand qui, sans ces instrumens étrangers, aurait peut-être sombré après lui, que le tsarisme avait été transformé en despotisme administratif, que la Russie avait reçu toute la civilisation dont elle était susceptible. En tout cela l’Allemagne n’avait rien gagné pour elle-même. En était-il de même des envahissemens politiques que la Russie, depuis plus d’un siècle, pratiquait en Allemagne? Elle avait aidé Frédéric II à démembrer la Pologne ; à laquelle des deux puissances l’avenir réservait-il le bénéfice réel de ce crime politique? Elle avait paru comme alliée de l’Allemagne dans la croisade dirigée contre la révolution française; si, dans cette triste aventure, il y avait eu profit pour quelqu’un, n’était-ce pas pour elle qui y avait trouvé l’occasion de porter ses armes plus loin qu’elle ne les avait encore portées, et de faire sa première apparition au cœur du monde civilisé, comme une menace de future domination? Enfin lorsque, déjà vengée de Napoléon par l’incendie de Moscou et l’hiver de 1812, elle avait été appelée par l’Allemagne à s’associer étroitement