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de Saint-René Taillandier, par parenthèse, et qui a eu sur lui une influence sensible, — n’était-elle pas l’âme de ce mouvement de renaissance flamande dont-Henri Conscience s’était fait l’interprète? On déclarait factice le lien qui constituait la nationalité; quelle plus éloquente réponse à ce sophisme que l’existence de cette nationalité juive dont M. Léopold Kompert se faisait en Autriche l’avocat et le peintre à la fois, de cette nationalité sans feu ni lieu depuis des siècles, qui ne subsiste que par le lien tout moral de la religion et que rien n’a pu détruire, ni la dispersion, cet agent souverain de faiblesse pour les familles humaines, ni la persécution, ni même la tolérance, le plus puissant de tous les dissolvans? Les doctrines socialistes répandaient partout leurs propagandistes humanitaires; cependant il y avait encore plus d’une oasis heureuse où ils étaient presque inconnus, l’Oberland bernois, par exemple, où le pasteur Bitzius, de son nom littéraire Jérémie Gotthelf, pieux douanier des pures doctrines protestantes, veillait aux défilés des montages par où d’audacieux contrebandiers pouvaient introduire mainte denrée capable d’altérer les vieilles mœurs. Cet amour des petites patries, des centres resserrés de culture morale, a toujours été très prononcé chez Saint-René Taillandier; personne n’a mieux parlé que lui de la Bretagne de Brizeux, de la renaissance provençale de Roumanille et de Mistral, et c’est cette préférence qui se marque encore dans ses études sur les peuples de l’Autriche et les Slaves de la Serbie.

Saint-René Taillandier était aimé des jeunes poètes, et il en recevait souvent des vers. Parmi les pièces qui lui ont été dédiées j’en distingue une signée d’un nom modeste et aimable, qui s’appelle : les Gardiens du feu. Jamais dédicace n’alla mieux à son adresse et ne dit mieux le nom véritable des fonctions que Saint-René exerça toute sa vie au service des choses de l’esprit. Il fut essentiellement un gardien de phare, un veilleur chargé d’allumer à l’heure précise et d’entretenir pendant la nuit la flamme destinée à préserver les navires contre les écueils et les tempêtes. En dépit de tous les entraînemens de l’étude, jamais, à aucun moment de sa carrière, il ne s’est relâché un seul jour du rôle de guetteur attentif des choses contemporaines, et l’histoire même n’était d’ordinaire pour lui qu’un moyen d’éclairer le présent d’un surcroît de lumière. Malgré sa vive curiosité, il n’a jamais connu ce culte du passé pour le passé qui est le dilettantisme en histoire; lorsqu’il touchait à quelque épisode des âges écoulés, c’était toujours pour en faire une application directe à quelque événement contemporain. Un des plus heureux témoignages de cette tendance de son talent fut une série d’études publiées pendant la guerre de Crimée et réunis sous le titre de Allemagne et Russie. À cette époque, la