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publia peu après ses premiers tableaux du mouvement contemporain dans les pays d’outre-Rhin.

Ce fut, il nous en souvient encore, un véritable étonnement chez beaucoup de lecteurs. Le jeune critique ruinait de fond en comble cette illusion d’une Allemagne rêveuse et mystique dont le public avait reçu jadis l’image de Mme de Staël et qu’il se plaisait à garder comme définitive. Avant lui cependant les avertissemens n’avaient pas manqué, et ici même le tocsin d’alarme avait été sonné à plusieurs reprisses par divers esprits d’ordre supérieur, mais sans parvenir à tirer l’opinion de son obstination à ne voir dans l’Allemagne que le dernier asile des souvenirs chevaleresques et des songes poétiques partout ailleurs dissipés par une raison prosaïque. Les éblouissantes révélations de Henri Heine, mises sur le compte de l’humour et de la fantaisie, avaient amusé sans convaincre; dans les protestations d’Edgard Quinet contre la teutomanie et les audaces de la théologie négative, on avait vu surtout des pages éloquentes qui faisaient honneur au talent de l’écrivain; enfin les philosophes, public toujours peu nombreux, avaient été à peu près seuls à remarquer l’admirable exposé qu’un écrivain de grand mérite, prématurément enlevé aux lettres, Lèbre, avait tracé de la crise effroyable dans laquelle la pensée allemande s’agitait depuis la mort de Hegel. Il fallut bien cependant se rendre à l’évidence lorsque, pendant plus de sept années, Saint-René Taillandier vint exposer presque chaque mois les phases successives du long et sinistre carnaval que les muses allemandes ont mené jusqu’aux révolutions de 1848 et 1849, cette littérature aux fantaisies sensuelles renouvelées du saint-simonisme qui renvoyait aux Philistins toute vieille morale, cette philosophie qui aboutissait à la négation de tout ordre social, cette théologie qui abolissait toute notion du divin. Eh bien ! telle est la ténacité d’une opinion longtemps enracinée que nombre d’esprits éminens refusaient de se rendre et reprochaient à Saint-René Taillandier de dépenser son attention aux produits scandaleux et malsains d’une littérature qu’ils déclaraient sans importance. Ampère surtout, paraît-il, n’en revenait pas de surprise. Continuant à voir l’Allemagne dans les grands génies qui l’avaient illustrée il se refusait à la reconnaître dans ces nouveau-venus dont on lui parlait. A quoi bon, demandait-il, s’occuper d’un Arnold Ruge ou d’un Feuerbach, d’un Bruno Bauer ou d’un Stirner, d’un Gutzkow ou d’un Herwegh? Tous ces gens-là ne comptaient pas; inconnus hier, ils étaient assurés d’être oubliés demain. C’était juger tout de travers l’œuvre utile que Saint-René Taillandier accomplissait alors. A coup sûr, l’importance de ces écrivains eût été fort secondaire s’il s’était agi de comparer leurs œuvres à celles qui sont assurées de l’immortalité