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date de ces dernières années de tendances spiritualistes où les dogmes religieux du passé trouvèrent un suprême et frêle refuge dans les formes du symbolisme avant de subir l’assaut froidement irrespectueux des doctrines du positivisme.

Si cette tentative poétique que Saint-René Taillandier appelait gaîment son péché de jeunesse ne fut pas renouvelée, il faut en faire honneur au sens critique supérieur de notre collaborateur, car elle n’avait rien qui fût fait pour décourager, et tout autre moins judicieux n’aurait pas manqué de récidiver. Béatrice en effet n’est ni une œuvre manquée, ni une de ces erreurs si fréquentes chez les jeunes talens qui cherchent leur voie; la pensée en est élevée, bien conduite et bien déduite, l’exécution en est soutenue et la forme nombreuse témoigne dans son abondance d’un sentiment très sûr des lois du développement poétique. Seulement, parmi toutes ces qualités, il n’y en a aucune de celles qu’on peut appeler conquérantes et qui sont faites pour s’emparer du peuple des lecteurs. Le seul inconvénient qu’il y eût pour l’auteur à recommencer sur nouveaux frais était donc de se résigner à écrire des poèmes pour un public de cent personnes; mais Saint-René Taillandier pensa justement qu’il avait mieux à faire de son temps. En abandonnant la muse, il n’en déserta d’ailleurs ni le culte fervent ni la fréquentation assidue. En se consacrant à la prose, il y fit passer le plus qu’il put de cette poésie qu’il se refusait désormais; ses travaux critiques et historiques sont pleins de fragmens ou, pour mieux dire, d’écoulemens d’une matière condamnée à ne plus se rassembler et qui s’insinue dans la critique à la manière des métaux dans le dur rocher, par veines et infiltrations. Jamais avec lui l’analyse n’est sèche et décharnée; un certain lyrisme toujours prêt à se montrer, une grande indulgence pour l’image, une tendance très marquée à laisser glisser l’idée dans le domaine du sentiment y témoignent à chaque instant que l’écrivain possède non-seulement le goût, mais la pratique de la poésie, surtout qu’il a vécu dans le commerce familier des poètes. Ils composaient en effet sa lecture favorite ; il se dédommageait de ne plus faire de vers en admirant ceux des autres, et rarement admiration fut plus entière. Il portait les poètes contemporains jusqu’aux plus petits dans sa mémoire, et savait l’art de les retrouver jusque dans leurs œuvres les plus imparfaites ou les plus justement dédaignées. En le perdant, — tel ou tel de ses confrères de l’Académie le sait certainement et pourrait l’attester, — ils ont perdu un des propagandistes les plus zélés et les plus désintéressés de leur gloire.

Un an après la publication de Béatrice (1841), ses hésitations ayant pris fin, il fit décidément choix du professorat et, ayant accepté du ministère de M. Villemain une place de suppléant à la