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naturel d’une vie littéraire dont chaque pas avait été récompensé par les témoignages les plus variés de considération. Ce n’est donc pas une réparation que nous avons à faire; nous n’avons aucune injustice à dénoncer, aucune mauvaise chance à déplorer, et nous sommes loin de nous en plaindre, étant de ceux qui aiment à voir le talent et la vertu récompensés. C’est pour les dieux seulement que le spectacle le plus agréable est celui du juste aux prises avec l’adversité; pour les simples mortels, le spectacle contraire est infiniment plus consolant et nous osons dire plus moral. Oui, plus moral. Je ne sais quelle manière de philosophe effrontément facétieux a émis un jour l’opinion que les personnes belles, bonnes et intelligentes devaient être la proie légitime de ceux qui ne possèdent aucune de ces qualités, et le vulgaire, seigneur de ce monde sublunaire, n’a que trop montré en tout temps par sa conduite envers l’élite de l’humanité qu’il n’était pas éloigné de partager cet aimable avis. Il est donc bon que le spectacle le plus agréable aux dieux lui soit montré le plus rarement possible, et il y a lieu de se réjouir chaque fois qu’une âme honnête a pu accomplir sa destinée sans user son temps et ses forces dans des luttes stériles contre le malheur, ou l’iniquité. Une existence réellement heureuse est d’ailleurs chose si rare qu’il n’est pas à craindre que l’exemple en soit jamais assez contagieux pour que le talent et la vertu ne soient pas toujours assurés de cette dose d’infortune qui, au dire de certains, est leur stimulant le plus actif.

Ce bonheur, Saint-René Taillandier en était digne, car il est aisé de comprendre qu’il en était en partie l’auteur. Une fortune aussi constante ne va pas sans certaines qualités qui la déterminent, la fixent et en assurent la durée, et Saint-René Taillandier possédait toutes celles qui font le parfait galant homme. Si l’on nous demandait de définir le galant homme, nous répondrions que c’est l’homme dont le cœur est cultivé à l’égal de l’intelligence, dont les sentimens châtiés par le sens moral, comme l’esprit est châtié par le goût littéraire, ont acquis cette science des délicatesses sans laquelle les vertus les plus sérieuses gardent toujours quelque chose de pédantesque ou même de barbare, et cette définition s’appliquerait en toute exactitude à l’écrivain que nous regrettons. La bienveillance était chez lui un penchant presque irrésistible, il aimait à être utile comme d’autres aiment à nuire; c’était là son machiavélisme et sa diplomatie. Ce que sa plume a rendu de services littéraires, défendu de nobles causes étouffées, mis en lumière de talens inconnus ou mal jugés, les lecteurs de la Revue le savent, ce que ses amis seuls pourraient dire, c’est à quel point sa bienveillance envers les personnes était désintéressée, exempte de toute arrière-pensée égoïste ou de toute préoccupation de vanité.